L’avènement du roman moderne européen en Espagne
avec Mateo Alemán et Cervantès
Quelques remarques sur le titre de cet article me semblent nécessaires. Il faut en effet préciser, d’abord, que la notion de roman est une construction discursive historique qui a évolué au cours des siècles en fonction, d’une part, des conditions socio-culturelles et, d’autre part, d’une poétique non- écrite qui a commencé à se mettre en place au moment où un texte déterminé a choisi d’en prendre un autre comme modèle, d’une façon plus ou moins avouée et explicite. Le roman existe avant même que le terme ne soit choisi pour le signifier et c’est une certaine pratique d’écriture, à définir, qui le fait advenir. On ne peut aborder sa spécificité et son statut en tant que genre que dans le contexte d’une continuité historique, tant il est vrai, comme l’écrit Kundera, que “C’est seulement dans le contexte de l’évolution historique d’un art que la valeur esthétique est perceptible.” ( Kundera, 2005 ) Encore faudrait-il ajouter qu’il s’agit d’une continuité remise périodiquement en question par une suite de ruptures réelles ou supposées, revendiquées ou non comme telles, qui construisent progressivement un objet ou des objets nouveaux. Les œuvres de Rabelais et de Cervantès, déconstruisent, sur des modes bouffons très sensiblement différents, les livres de chevalerie . Sans doute ce discours destructeur correspond-il à un acte fondateur mais ce n’est pas sur ce seul point que Don Quichotte ouvre une fracture avec ce qui précède et ce dernier point mérite qu’on s’y arrête.
Le prologue de Cervantes est tout à fait explicite : l’auteur y revendique une totale liberté d’écrire sans se soucier de ce qui se fait d’ordinaire (“No quiero irme con la corriente del uso”/ “Je ne veux pas me laisser emporter par l’usage”) ni de ce qu’en pensera son lecteur (“puedes decir de la historia todo aquello que te pareciere, sin temor de que te calumnien por el mal, ni te premien por el bien que dijeres della.”/ “tu peux dire tout ce que tu veux de l’histoire sans avoir peur qu’on te calomnie ou qu’on te récompense pour le mal ou le bien que tu en diras.”) Il dégage l’écriture de sa soumission au champ du religieux ( “ni tiene para qué predicar a ninguno , mezclando lo humano con lo divino, que es un género de mezcla de quien no se ha de vestir ningún critiano entendimiento.”/et tu n’as pas à prêcher à qui que ce soit en mêlant le terrestre et le divin, espèce de mélange dont aucun entendement chrétien ne saurait s’accoutrer) et, surtout, de la gangue de l’érudition. Á cela s’ajoute une étonnante parodie des épigrammes traditionnels, mis ici dans la bouche de personnages qui sortent tout droit de la littérature chevaleresque (Urganda la desconocida, Amadis de Gaula, don Belianis de Grecia, La Señora Oriana, Gandulín el escudero de Amadis, Orlando furioso, el Caballero del Febo...), série qui se termine sur un dialogue entre Babieca y Rocinante, soit autant d’êtres de fiction qui s’expriment sur un mode bouffon, en lieu et place de personnalités littéraires de premier ou de second plan qui, d’ordinaire, couvrent d’éloges l’auteur, en termes choisis. Nouveau pied-de-nez à l’Institution, qui, contrairement à ce que laisse entendre Clemencín ne vise sans doute pas le seul Lope de Vega !
La force avec laquelle Cervantès revendique sa liberté créatrice s’accompagne d’une dénonciation de tout ce qui relève de la pédanterie et de l’artifice et qui encombre la littérature de son temps. “ Mon seul désir serait de t’offrir cette histoire dépouillée et nue, sans l’ornement du prologue ni le catalogue innombrable des habituels sonnets, épigrammes et éloges qu’on met d’ordinaire au début des livres.” Le vocabulaire employé tout au long du prologue pour parler de son livre relève du champ lexical du dépouillement avec, entre autres détails, toute une série de privatifs “ (historia) monda y desnuda,...leyenda seca como un esparto, ajena de invención sin acotaciones en las márgenes y sin anotaciones en el fin del libro [...] vuestro libro no tiene necesidad de...vuestra escritura no mira a más de..”/ “(histoire) dépouillée et nue, dégagée de toute invention, sans commentaire dans les marges, et sans note à la fin de l’ouvrage [...] votre livre n’a pas besoin de... votre écriture ne vise qu’à...”) Il rejette l’usage des citations d’auteurs que font constamment ses contemporains pour donner de l’autorité à leurs écrits. L’ami qui le visite et le conseille oppose constamment “les autres livres” au sien (vuestro libro... vuestra escritura... vuestra oración...vuestra intención....vuestros conceptos....vuestra historia...” )
Au total, une série de points de repère qui décrivent une personnalité littéraire consciente de ce qu’elle veut et de ce qu’elle fait, en marge des normes, et une prise de position radicalement nouvelle, réaffirmée dès l’amorce du texte : “En un lugar de la Mancha de cuyo nombre no quiero acordarme/Dans un village de La Mancha dont je ne veux pas me remémorer le nom”, que Michel Moner rapproche à juste titre de “No quiero irme con la corriente del uso/Je ne veux pas me laisser emporter par l’usage.”
“De fait, écrit Moner à propos du début de l’incipit, il s’agit d’une formule passe-partout, autant dire l’incipit par excellence. On sait ce qu’il advient de ce carcan sous la plume de Cervantès : il vole en éclats. La charge est placée dans le noyau même de la formule inaugurale où elle tient en deux mots : no quiero. L’incipit traditionnel prévoit en effet la défaillance - réelle ou affectée- de la mémoire : En un lugar de cuyo nombre no me acuerdo,etc. Telle est al forme canonique, telle qu’elle figure, d’ailleurs, au détour d’un chapitre du Persiles (III, 10 ; p.343). Mais l’auteur du Don Quichotte, lui, ne veut se souvenir de rien, pour la bonne et simple raison que ce n’est pas sa mémoire qui est en jeu mais son imagination créatrice. D’où la variante explosive : no quiero acordarme. mais n’est-ce pas cette même réfutation volontariste qui s’exprime dès le prologue ?” (Moner, 1989, p.58, souligné dans le texte)
Cette prise de position, qui offre déjà une base riche de suggestions pour une poétique non-écrite à venir, demande à être replacée dans le cadre de la continuité historique que j’évoquais plus haut et, plus précisément, dans celui du dialogue qu’échangent Mateo Alemán et Cervantès par l’intermédiaire de leurs ouvrages respectifs. Le questionnement qu’ouvre cette confrontation permet de comprendre pourquoi nous nous trouvons face à l’avènement de quelque chose de nouveau, non seulement avec Cervantès mais également avec Mateo Alemán, contrairement à ce que nous pourrions penser à première vue.
Je propose, pour tenter de mieux comprendre ce qui se passe, que nous examinions la façon dont la Vida de Guzmán de Alfarache a été reçue et sous quelle forme son texte a circulé dans toute l’Europe du XVIIè siècle, à la suite de la traduction italienne sur laquelle ont été apparemment plus ou moins copiées les traductions anglaise, allemande et latine.
Cette traduction, qui est l’œuvre de Barezzo Barezzi, éditée en 1606 à Venise, a été bien accueillie par le public contemporain puisque, en un peu plus de vingt ans, se succèdent six éditions (Cros, 1967, pp. 103 et sq). Or le traducteur ré-organise le texte à se façon ; c’est ainsi que le frontispice détaille le contenu de l’ouvrage :
« La Vie du Pícaro Guzmán de Alfarache [...] où en abondance et savamment déduits et ordonnés nous sont proposés : de nobles considérations, des événements merveilleux, des conseils d’Économie et de Politique, de graves sentences, des discours plaisants, des proverbes connus et des documents moraux, des dits singuliers »
Le texte est précédé de deux tables : la première est une table de chapitres, la seconde une table “des choses les plus mémorables”. Des annotations sont imprimées en marge du texte ; elles permettent d’utiliser la table des matières ainsi élaborée. Barezzi allonge les épigraphes originels en mettant en relief les réflexions du narrateur, ce qui contribue à reléguer au second plan le simple enchaînement des faits, de leurs causes à leurs conséquences c’est-à-dire la narration proprement dite . Il modifie, en outre, le découpage de certains chapitres qui correspondent aux nouvelles intercalées d’Ozmín et Daraja (re-organisée en 5 chapitres au lieu d’un seul dans l’original) et de Dorotea et Bonifacio, à l’Arancel de necedades et à l’apologue oriental du chapitre VIII du Livre III de la Deuxième Partie. Il lit le texte en couvrant les marges de commentaires qui mettent en relief l’utilisation des circonstances obligatoires ou “lieux intrinsèques” de la rhétorique, les comparaisons ou simili (à propos des couards fanfarons, de l’appétit sensuel, de la nature humaine etc.), les causes et les effets ( de la colère, de la crainte, de la douleur, de l’amour etc.) ou encore les réussites du narrateur dans l’application des règles de l’art de l’éloquence ( Belle sentence, Dit remarquable, L’honneur et une belle comparaison à ce propos...)
La traduction anglaise de James Mabbe, éditée à Londres en 1622-1623 et rééditée 2 fois en sept ans, reprend ces annotations marginales mais souligne en outre tous les lieux communs en consignant, toujours dans la marge, les maximes et les sentences latines dont ils procèdent. Mieux encore ! Il fait plus d’une fois appel à la complicité de ses lecteurs en leur laissant le soin de compléter les expressions latines qu’il leur propose ( Magis carendo quam fruendo etc. - Video meliora etc.- Quo semel imbuta recens etc.)., Le traducteur en latin, Gaspar Ens (1623), prolonge et accentue ce processus en le mettant en œuvre, non plus seulement dans les marges mais au cœur même du texte : c’est ainsi qu’à propos de la naissance confuse de Guzmán et de ses deux pères putatifs il cite un passage de l’Odyssée ; il enchaîne de même une série des proverbes lorsque le protagoniste regrette d’avoir eu honte à l’idée de rebrousser chemin au troisième jour de sa fuite ou lorsqu’il est victime d’une bourle à Tolède.
La traduction anglaise est, elle-même, précédée d’un Index qui comprend plusieurs parties :
- une table des matières ordonnée par chapitres,
- un catalogue des proverbes utilisés,
- une table alphabétique des principaux sujets abordés,
- un catalogue de toutes les “histoires” (“a catalogue of all the tales”
Enfin , en marge de certains passages qui ont été ajoutés par l’italien, il indique “This is a digression”
Sans doute, lorsu’il est contemplé depuis le début du XXIè siècle, ce processus représente-t-il, avant la lettre, un très bel exemple d’interactivité et d’incorporation du métadiscours critique au sein de la production textuelle, à une différence près, c’est que cette incorporation n’est pas le fait de l’auteur mais de ses premiers lecteurs, ce qui d’ailleurs n’en minore cependant pas l’intérêt. La dimension sociale de l’activité littéraire est parfaitement transcrite ici dans la façon dont sont définis les contours d’un public homogène de lecteurs et de transmetteurs qui partagent les mêmes connaissances, les mêmes références et les mêmes valeurs. Ce qui m’intéresse cependant c’est l’horizon d’attente de ce même public qui coïncide apparemment avec tout ce que rejette Cervantès dans son prologue, ce qui donne un extraordinaire relief à la prise de position de ce dernier.
Si en effet à ces trois traductions on ajoute la traduction en italien du Lazarillo de Tormes faite par le même Barezzi en 1622 ou encore La Pícara Justina dont les marges sont couvertes d’annotations telles que Définition du vulgaire, Capte l’attention des lecteurs, Étymologie du nom de Perlicaro, Peinture des affectus les plus intenses etc., nous avons un corpus qui me permet de généraliser mes remarques. Or, qu’observe-t-on ?
Ces trois traducteurs ( Barezzo Barezzi, James Mabbe, Gaspar Ens), qui constituent un premier public étroitement lié à l’Institution, “dé-tricotent”, dé-tissent en quelque sorte le texte, le décomposent comme on démonte une mécanique complexe avant d’en classer soigneusement toutes les pièces par catégories, suivant les critères que proposent l’art de l’éloquence, c’est-à-dire les traités de rhétorique, et l’enseignement des “humanités” délivré par les “lecteurs”. Le Livre du Pícaro s’est ainsi métamorphosé, avec eux, en une véritable miscellanée, à la mode du temps. Ce qui doit nous intéresser c’est précisément ce qui sépare ces deux états du texte : l’original et le produit de ce démontage, car cet écart entre l’un et l’autre de ces deux états nous donne une image de ce qui s’est perdu dans l’opération. Sans doute peut- on observer, chez l’un ou chez l’autre des traducteurs, des ajouts ou, tout au contraire, des omissions, des traductions erronées ou approximatives, mais ce n’est pas ce type d’écarts qui fait la véritable différence. En réalité ce qui s’est dissous c’est le cadre formel, architectural qui, chez Mateo Alemán, donnait un sens à toute cette masse composite de faits hétérogènes, cette moisson de sentences, de sermons, de proverbes, de miracles, toute cette sédimentation culturelle répertoriée, rabâchée, redistribuée, reconnue pour être ou avoir été, précisément, partagée par le “discret” lecteur, tout ce matériau folklorique, ces typologies diverses, ces facéties, ces récits secondaires, inattendus, qui font diversion, ouvrent de nouvelles fenêtres et convoquent, entre autres choses, un corpus de nouvelles italiennes. Pris séparément et sagement classé dans la catégorie qui lui correspond, chacun de ces divers éléments signifie en soi, mais, lorsqu’il vient se perdre dans le creuset de l’écriture dont le déroulement construit une totalité habitée par de nouveaux sens, il oublie la sémantique, au sein de laquelle ses origines le retenaient prisonnier et figé dans son inaltérabilité. Emporté dans la dynamique de ce qui advient, de ce grand fleuve qui déborde de ses rives en submergeant tout ce qu’il rencontre, il participe à la mise en forme d’un sens qui est sans doute programmé par l’élément majeur du génotexte qu’est la dialectique de la Justice et de la Miséricorde (Cros, 1967) mais qui est également orienté par le sous-titre qui est donné au Livre du gueux, à savoir “atalaya de la vida humana” [Vida y hechos de Guzmán de Alfarache, atalaya de la vida humana], qualificatif qui ouvre une double piste, suivant qu’on l’attribue au Livre ou au narrateur. Je propose de prendre en considération, pour l’instant, cette orientation qui nous conduit à interroger les contraintes attachées au genre romanesque, tandis que poser le problème du génotexte nous amènerait à aborder la façon dont se structure le processus de production de sens spécifique du Guzmán de Alfarache.
La atalaya, c’est, en effet, la tour de guet ou l’éminence du haut de laquelle on découvre l’étendue du champ qui se développe à ses pieds mais ça peut être aussi le phare qui, dans la nuit, guide les navires vers le port. Au masculin (el atalaya), c’est la sentinelle qui a pour mission de scruter l’horizon pour prévenir des dangers qui menacent la collectivité (Sur atalaya, voir Cavillac, 1983, pp.296-307). Dans le cas de La Vie de Guzmán de Alfarache, l’incidence n’est pas précisée et elle est en conséquence double : elle implique, à la fois, la vie racontée, c’est-à-dire le Livre (Vida-atalaya) et le narrateur (Guzmán-atalaya). On retiendra une seconde corrélation : vie de Guzmán-vie humaine, qui nous fait passer du singulier au général, en d’autres termes : du particulier au général, de l’histoire à la poésie, et qui justifie le néologisme forgé par Mateo Alemán lorsqu’il parle d’histoire poétique (Voir infra). L’ouvrage de Mateo Alemán propose ainsi à son lecteur un double contrat de lecture, à savoir l’exploration d’un vaste champ social susceptible de nous guider, dans les ténèbres de l’existence terrestre, vers le havre de notre salut mais également, sur un autre plan, un questionnement de la nature de l’homme [Poésie] à partir d’une expérience individuelle [Histoire]. Par un effet de retour, apparaît pleinement alors la fonction que jouent, dans la construction de cette architecture, tous les lieux communs et autres digressions, où se condensent les archives de la sagesse populaire et des connaissances multiples transmises par les “humanités”. Mais ne retenir que ce matériau comme le font les trois traducteurs, en oubliant l’objet construit au service duquel il reste soumis, dissout ce qui institue le livre comme roman, à savoir le rapport qu’établit l’écriture entre, d’une part, l’expérience de Guzmán en tant que sujet et, d’autre part, la nature humaine en tant qu’objet et en tant que destin. Leurs traductions respectives détruisent, on le voit, le rapport que le texte alémanien établit entre l’histoire et la poésie. Dit d’une autre façon, et pour faire vite, le travail de décomposition opéré par Barezzo Barezzi et ceux qui le suivent aboutit à faire disparaître l’histoire poétique qui est la notion autour de laquelle se construit l’art romanesque qui vient d’advenir dans Guzmán de Alfarache.
Curieux “destin” que celui qui attendait Guzmán de Alfarache ! Après cette mutilation subie au début de sa mise en circulation à travers l’Europe, le matériau culturel, et plus largement discursif, que ses premiers traducteurs avaient privilégié et mis en relief aux dépens de son architecture devait faire l’objet, à son tour, d’un étonnant rejet. Le Sage publie, en 1777, une Histoire de Guzmán de Alfarache, nouvellement traduite et purgée de ses moralités superflues” dont Granges de la Surgères faisait grand cas : “D’un conte mal connu, écrit-il, il fit un conte nouveau, agréable [...] il accomoda véritablement ce livre à la française...” Son prédécesseur, Brémond, dont la traduction fut éditée 18 fois de 1685 à 1740, avait déjà largement taillé dans le texte en précisant : “Ce n’est pas une petite affaire que d’un habit à l’Espagnole en faire un à la Française et surtout d’un habit vieux.” En Espagne même, au début du XIXe siècle, Fernández de Moratín avait préparé l’édition d’un Guzmán de Alfarache corregido . Buenaventura Carlos Arribau, qui édite le texte dans la collection de la BAE, prend une position similaire dans son “Discours préliminaire sur le roman primitif espagnol” qui précède la présentation des “Romanciers antérieurs à Cervantès”. Il estime en effet que :
“Élagué de pareils appendices le Guzmán de Alfarache serait un roman divertissant, plein d’esprit et d’intérêt. Nous savons que Moratín a lui-même songé à s’atteler à cette tâche : Le Sage l’avait fait avant lui mais, en ce qui nous concerne, nous ne nous y sommes pas aventuré...”
mais il indique par un signe typographique “les paragraphes où la narration est coupée par des réflexions que l’on peut sauter sans nuire à l’intégrité du roman”. ( Sur tous ce points, voir : Cros, 1967, pp. 29-53)
Dans cette aventure, les illustrations de Boutats ( et de ses collaborateurs) qui enrichissent la belle édition d’Anvers de 1681 semblent avoir joué un rôle non négligeable.
L’histoire de ces vicissitudes éditoriales est instructive. Elle illustre ce que je disais de la nécessité de placer nos observations sur l’avènement du roman dans le cadre de la continuité historique du genre. Mais, précisément, dans ce cadre, quand on prend une vue synoptique de l’original de Mateo Alemán et des deux types contradictoires de mutilations qui sévissent à deux siècles de distance, de Barezzi à Arribau, on prend une conscience plus aiguë de l’évolution des modèles narratifs mais également et surtout, de la place qu’occupe Alemán dans l’histoire du roman moderne.
« Car la narration telle qu’elle existe depuis la nuit des temps, est devenue roman au moment où l’auteur ne s’est plus contenté d’une simple “story” mais a ouvert des fenêtres toutes grandes sur le monde qui s’étendait alentour. Ainsi se sont joints à une “story” d’autres “stories”, des épisodes, des descriptions, des observations, des réflexions et l’auteur s’est trouvé face à une matière très complexe, très hétérogène à laquelle il était obligé, tel un architecte, d’imprimer une forme ; ainsi, pour l’art du roman, dès le début de son existence, la composition (l’architecture) a-t-elle pris une importance primordiale. Cette importance exceptionnelle de la composition est l’un des signes génétiques de l’art du roman ; elle le disting ». (Kundera, 2005, pp.186-187)
Cette dernière remarque me permet de revenir sur la notion de modernité pour en relativiser le contenu, en rappelant les remarques de Juan Goytisolo dans L’Arbre de la littérature :
« Si l’on définit la modernité en termes d’ouverture, d’insoumission aux règles établies, de mélange de styles au service d’une unité esthétique supérieure, ou de réflexion de l’auteur sur sa propre écriture et la configuration du texte, l’examen même limité et superficiel d’une série d’œuvres représentatives d’autres époques fera très vite apparaître qu’il faudrait aussi les inclure sous cette rubrique. Ce qui est formulé et explicite aujourd’hui existait tacitement hier dans des compositions aussi différentes que le Libro de buen amor, le Corbacho ou le Retrato de la Lozana andaluza ». (Goytisolo, 1990 p.10, c’est moi qui souligne)
Il ne s’agit pas ici de situer La Vida de GdA directement dans cette lignée mais cette remarque est applicable aux rapports que l’on peut observer entre Mateo Alemán d’une part et, d’autre part, parmi bien d’ autres romanciers de premier plan, Fielding, Sterne, Dostoievsky... :
« Quand Fielding proclame sa totale liberté envers la forme romanesque, il pense tout d’abord à son refus de laisser réduire le roman à cet enchaînement causal d’actes, de gestes, de paroles que les anglais appellent la story et qui prétend constituer le sens et l’essence d’un roman ; contre ce pouvoir absolutiste de la ‘”story” il revendique notamment le droit d’interrompre la narration “où il voudra et quand il voudra, par l’intervention de ses propres commentaires et réflexions, autrement dit par des digressions.[...] Tandis que Fielding, pour ne pas étouffer dans le long couloir d’un enchaînement causal d’événements, ouvrait partout largement les fenêtres des digressions et des épisodes, Sterne renonce complètement à la “story” ; son roman n’est qu’une seule digression multipliée... » (Kundera, pp. 22-20, souligné dans le texte)
ou encore, dans une certaine mesure, Musil dans L’Homme sans qualité, cette “incomparable encyclopédie existentielle de tout son siècle”. (Kundera, p.92)
Sur cet héritage culturel transhistorique, Cervantès et Mateo Alemán prennent donc des positions apparemment radicalement différentes : le premier dit le rejeter tandis que le second l’incorpore à sa manière. Encore faudrait-il remarquer que ce même matériau n’est pas absent de Don Quichotte mais il y est distribué autrement et surtout - c’est la différence la plus visible - il n’y est pas soumis à une architecture rhétorique. Les deux textes ont cependant deux caractéristiques en commun :
1- ils marquent une rupture formelle par rapport à ce qui précède, qu’il s’agisse des compilations à la mode sur le modèle des miscellanées où se manifeste avec le plus d’éclat l’impérialisme de l’érudition ou de cet impérialisme lui-même. Si un objet nouveau advient dans le champ littéraire au début du XVIIè siècle en Espagne, cet objet se présente, dès ses origines, sous la forme de deux modèles différents qui ont une égale vocation à être considérés, par des effets de retour, comme des fondateurs de l’art romanesque. L’écriture de Mateo Alemán n’est pas plus réductible à celle de Cervantès que ne l’est celle de Rabelais mais ces écritures configurent, à elles trois, un espace de pollinisation sémiotique complexe et multiforme.
2- Ils organisent une matière extrêmement composite en lui imprimant une forme. Or, nous avons vu avec la Vida de Guzmán de Alfarache comment l’importance exceptionnelle de la composition est “l’un des signes génétiques de l’art du roman”. Je désigne ces différents signes génétiques comme des contraintes. La mise en forme architecturale du matériau sémiotique (de quelque nature qu’il soit) est donc la première contrainte. Celle-ci s’articule , dans les deux textes, sur la figure poétique de l’Homo novus.
Par la suite, et dans le droit fil de ces ruptures originelles, l’histoire du genre se construit sur une série d’écarts par rapport à des normes intériorisées dont les contraintes non grammaticalisées sont vécues comme autant d’invitations à leur dépassement. C’est ainsi que certains grands romanciers ont eu conscience qu’ils apportaient quelque chose de nouveau, c’est-à-dire que, tout en la reconnaissant comme telle, ils modifiaient cette Poétique non-écrite sur des points qu’ils ne savaient pas comment définir exactement. Fielding se présente dans Tom Jones “comme le fondateur d’une nouvelle province littéraire. “ Pour ne pas être mis dans le même sac que ceux qu’il méprise, il [...] désigne cet art nouveau par une formule alambiquée mais remarquablement exacte : un écrit prosaï-comi- épique (prosai-comi-epic writing)” (Kundera, 2005, p.18). Tolstoï se démarque lui aussi du genre : “La Guerre et la Paix, estime-t-il, n’est ni un roman, encore moins un poème et encore moins une chronique historique. La Guerre et la Paix est ce que l’auteur a voulu et pu exprimer dans la forme où cela s’est exprimé.” (Cité par Boris de Schloezer, 2006, p.20, souligné par moi) De façon significativement similaire, Marcel Proust, en 1913, présentait son livre comme un “important ouvrage, disons un roman car c’est une espèce de roman” (Lettres à R.Blum, p.29, cité par Michel Raimond, 1971, p.148).
Parler de l’avènement du roman implique par conséquent une mise en perspective de ce qui advient par rapport à ce qui était. Il faudrait ici tenter de cerner, en ce qui concerne l’Espagne, ce qui sépare la Vida de Guzmán de Alfarache ou Don Quijote des écrits majeurs du XVIe siècle tels que La Vida de Lazarillo de Tormes (1554), La Lozana andaluza (1528) ou encore cet extraordinaire roman dialogué qu’est La Celestina (1499) pour ne pas remonter jusqu’au Libro de Buen Amor (1330 ?), c’est-à-dire des œuvres qui, déjà, ne sont pas de simples récits mais qui, chacune à sa façon, s’ouvrent sur le monde et abordent le problème de la nature humaine.
Je ne considère donc pas Mateo Alemán et Cervantès comme des fondateurs du roman en tant que genre mais comme des fondateurs du roman moderne, ce qui est quelque peu différent car cela revient à s’arrêter sur un moment historique de la continuité évolutive que je viens d’évoquer. Leurs pratiques respectives d’écriture qui se croisent, se complètent et se contredisent mettent en place une configuration de normes non écrites qui seront proposées, le plus souvent, sur le mode du non-conscient, aux écrivains qui les suivent, normes souvent discutées, renouvelées, transgressées mais toujours intériorisées sous une forme ou sous une autre jusqu’à ce que leur configuration fasse l’objet d’un questionnement plus radical avec Marcel Proust (1913) et James Joyce (1923). Par roman moderne j’entends donc la production romanesque d’une vaste époque qui s’arrête vers la Première Guerre Mondiale, tout en sachant que cette périodisation est critiquable.
Pour la suite de cet article, voir L’avènement du roman moderne en Espagne, à la fin duquel on trouvera la bibliographie commune aux deux études.