Reformuler la lecture que Mikhaïl Bakhtine fait de Don Quichotte

Les grandes structurations du folklore carnavalesque (ambiguïté, réversibilité, dépassement des contradictions) impulsent le processus de la morphogénèse dans le texte de Cervantes.

Dans sa magistrale étude sur la Poétique de Dostoievski (1929) Mikhaïl Bakhtine, abordant les problèmes que posent les genres comico-sérieux dans un chapitre intitulé Composition et genre, déclarait que le Don Quichotte de Cervantés était « une des plus grandes œuvres carnavalesques de la littérature mondiale » (p.176). Il reprenait le même jugement à plusieurs reprises et à partir de différentes perspectives dans sa thèse sur Rabelais terminée en 1941. Citons ce qu’il dit dans ce dernier ouvrage

  • du réalisme grotesque : ( « Ce sont ces traditions du réalisme grotesque qui ont inspiré dans le Don Quichotte de nombreux rabaissements de l’idéologie et du cérémonial de la chevalerie » p. 29)
  • de la langue carnavalesque (« Souvenons nous que cette langue carnavalesque fut utilisée de manière et à des degrés divers par Érasme, Shakespeare, Cervantes » p.20),
    -*de la place qu’occupe Don Quichotte dans l’évolution de l’intégration de la culture comique populaire (« Les rabaissements (parodiques et autres) sont aussi extrêmement caractéristiques de la littérature de la Renaissance qui perpétue sous ce rapport les meilleures traditions de la culture comique populaire[...] Mais déjà le principe matériel et corporel change de sens, il est légèrement retréci, son universalisme et son caractère de fête sont quelque peu atténués. Á la vérité, ce processus n’en est encore qu’à son début, comme le montre l’exemple de Don Quichotte » p.31),
  • de la composition du roman (« Le fondement carnavalesque de Don Quichotte ainsi que des nouvelles est absolument certain : le roman est directement organisé comme un acte carnavalesque complexe assorti de tous ses accessoires extérieurs »p. 90) ou encore du couple Don Quichotte/Sancho (« Le gros ventre de Sancho Pança, son appétit et sa soif sont foncièrement et profondément carnavalesques [...] Le rôle que joue Sancho vis-à-vis de Don Quichotte pourrait être comparé à celui des parodies du Moyen Age vis-à-vis des idées et du culte relevés, à celui du bouffon vis-à-vis du cérémonial sérieux, du Charnage vis-à-vis du Carême etc... »p. 31).

Sur un autre plan, toute une série de considérations générales semblent procéder de la lecture qu’il fait du Don Quichotte, qu’il s’agisse de

  • l’adoubement parodique des chevaliers, généralement exécuté par des bouffons et des sots (p.13),
  • de l’enfer carnavalisé(p.390),
  • de la signification que prend la démence du héros en tant que vision libératrice (« La pensée et la parole [...] cherchaient la position à partir de laquelle elles eussent pu voir l’autre rive des formes de pensée et de jugements dominants à partir de laquelle elles eussent pu jeter des regards neufs sur le monde [...] Le thème de la démence ou de la sottise dont est atteint le héros constitue une autre solution du même problème. On cherchait la liberté extérieure et intérieure par rapport à toutes les formes et à tous les dogmes de la conception agonisante mais encore dominante afin de regarder le monde avec d’autres yeux, de le voir d’une manière différente. La démence ou la sottise du héros(évidemment au sens ambivalent des termes) donnait le droit d’adopter ce point de vue » p.272).

Cette lecture du Don Quichotte entre cependant dans une perspective théorique qui vise à définir la formation et l’évolution romanesques et le rôle qu’a joué dans cette formation et dans cette évolution la culture comique populaire. Tandis que « la culture comique du Moyen Age était essentiellement cantonnée dans les îlots que constituaient les fêtes et récréations » (Rab, p.104), on voit s’annoncer à la fin de l’époque médiévale « le processus d’affaiblissement mutuel des frontières entre la culture comique et la grande littérature. Des formes inférieures commencent de plus en plus à s’infiltrer dans les domaines supérieurs de la littérature. Le rire populaire pénètre dans l’épopée [...] La culture comique commence à franchir les étroites limites des fêtes, s’efforce de pénétrer dans toutes les sphères de la vie idéologique »(Ibid).

Ce processus qui se serait achevé sous la Renaissance correspondrait à « la sensation exceptionnellement claire et nette qu’avaient les contemporains de l’existence d’une grande frontière historique, du changement radical d’époque, de l’alternance des phases historiques. En France, dans les années vingt et au début des années trente du XVI°siècle, cette sensation était particulièrement aiguë et elle s’est traduite maintes fois par des déclarations conscientes »( Rab .106). Or, l’intégration du folklore carnavalesque à la grande littérature s’opère par le biais de ce que M. Bakhtine appelle la carnavalisation.

On mesure, à partir de là, la complexité des problèmes que soulève cette thèse et qui, tous, nous renvoient à la nécessité de décrire le fonctionnement spécifique du folklore populaire dans le Quichotte , tout autant qu’à l’étude-non moins nécessaire- de l’éventuel décalage historique qui sépare la France des années 1530 de l’Espagne du début du XVII°siècle. Mais, toutes lumineuses qu’elles soient, toutes les notions et analyses de Bakhtine sont-elles également acceptables, sous la formulation qu’il leur donne du moins ? Une mise en perspective historique et idéologique des faits qu’il observe s’impose à nous. De ce point de vue en effet, les périodisations excessivement larges qu’il utilise (Moyen Age—vs---Renaissance), la généralisation et l’extension des concepts qiu’il a lui-même définis au départ comme caractéristiques spécifiques de certaines œuvres (polyphonie, rire carnavalesque, carnavalisation...) laissent des espaces à explorer, des notions et des problèmes à reformuler, des éléments contradictoires à articuler, des affirmations à remettre en question.

On se gardera en conséquence de réduire sa pensée - et donc de fermer le débat qu’il a ouvert - en se contentant de dresser, dans le sillage de ses propres analyses, l’inventaire de tout ce qui témoigne dans le texte des pratiques carnavalesques de l’Espagne du temps. Sans doute doit-on savoir gré à notre collègue A. Redondo de s’être attaché au cours des dernières années à gloser, sans toujours le reconnaître malheureusement, les écrits de Bakhtine. Il ressort en effet des différents articles qu’il a publiés sur le sujet une image plus précise et plus riche de l’impact qu’a eu dans l’élaboration du Don Quichotte la culture populaire carnavalesque. Cette accumulation des remarques érudites, toute utile qu’elle soit, présente cependant l’inconvénient de ramener le débat à une simple étude de sources, nous faisant par là oublier les véritables enjeux qui se dégagent des travaux de Bakhtine.

Il me paraît indispensable de faire avant toute chose la synthèse de ce qui est acquis et d’ordonner autour de quelques grandes lignes de force la matière carnavalesque investie dans Don Quichotte.

  • Je distinguerai, de ce point de vue, dans un premier temps, ce qui concerne les personnages, les motifs et les symboles carnavalesques. On relèvera, pour le premier cas, la symbolique des noms : Don Quichotte, Sancho Panza, Aldonza,Trifaldín, Carrasco, Rocinante...construits, de façon explicite, soit à partir de connotations linguistiques, soit à partir de personnages traditionnels (Panza, Pansart, Panchart, Aldonza), soit à partir de connotations linguistiques (Carrasco→loco ; rocín→bobo ; Trifaldi→tres faldas) ou culturelles (Trifaldi→parodie de Truffaldín du Roland Furieux) soit encore à partir de connotations à la fois linguistiques et culturelles (Quijote→Quijada→masque de Ganassa).

Sur cette première série se projettent, et à cette première série s’ajoutent certains éléments d’une typologie carnavalesque : géants, diables...ainsi que les paires : homme sauvage/femme sauvage ; Carême/Carnaval ; cuerdo/loco, qui tantôt investissent les précédents (Don Quichotte/Sancho), tantôt travaillent, si j’ose dire, "à visage découvert.
Parmi les motifs carnavalesques, citons :

    • les noces comiques du paysan (Canción de Olalia, bodas de Camacho),
    • les prophéties parodiques,
    • les transformations du sang en vin ou du vin en sang,
    • les tribunaux populaires parodiques,
    • les diableries,
    • le bernement (I, 8, p. 1090b :« Comenzaron a levantarle en alto como los perros por carnestolendas »).
      Ajoutons enfin la liste des accessoires et des symboles du Carnaval(masques, déguisements, sonnailles, couleurs, miroirs, lunes...)
      Il s’agit jusqu’ici d’une sorte de nébuleuse de signes grâce auxquels toute une microsémiotique se donne à voir comme telle.
  • On s’aperçoit à la réflexion que ces divers éléments s’organisent en ensembles qui jouent un rôle central dans l’architecture du récit. C’est ainsi que se constituent des séries qu’on est en droit de considérer comme pertinentes. Tel est le cas des différentes repésentations de l’Enfer :
    • II,11, - Épisode de« las cortes de la Muerte( »que más parece la barca de Caronte que carretera de las que usan"(p.1307b).
    • II,22, - Cueva de Montesinos.
    • II,25-27 ,- Épisode de Maese Pedro et son singe devin (« nos hace creer que tiene el diablo en el cuerpo »1360 ;« debe de tener hecho algún concierto con el demonio »1361b ; « este mono habla con el estilo del diablo »1362a)
    • II,34, - Diablerie organisée par le duc et la duchesse(« y un postillón que en traje de demonio las pasó por delante... »1394a).
    • II,39, - El barco encantado (« o yo sé poco o ya hemos pasado o pasaremos presto por la línea equinoccial que divide y corta los dos contrapuestos polos en igual distancia... »1373b).
    • II,41, - Épisode de Clavileño.
    • II,45, - Sancho tombe dans un trou qu’il compare lui-même à la cueva de Montesinos.
    • II,69, - Mort et résurrection d’Altisidora en présence de deux juges de l’Enfer Minos et Radamanto.

Ces diableries s’organisent pour la plupart autour du thème du rachat : rachats de Dulcinée, de don Clavijo, d’Antonomasia, des duègnes du palais de Candoya, de Melisendra par don Gaiferos dans le rétable de Maese Pedro)... Or, ce thème convoque la présence de l’au-delà, de la Mort, de frontières à franchir dans les deux sens : différentes représentations de ce franchissement sont successivement convoquées : la barque de Caron, la ligne d’équinoxe, les descentes sous terre ou les expéditions aériennes, le sommeil, l’enchantement, la Mort...Mais ce franchissement implique toujours la verticalité vers le bas (cueva, sima...) ou vers le haut (Clavileño).
La verticalité se donne ainsi à voir comme le lieu poétique de l’étrange, de l’irréel, de la Mort et de l’au-delà. C’est par rapport à cette signification que doit être comprise, semble t-il, l’errance des deux héros dans l’horizontal, qui apparaît ainsi comme l’espace reconnu et à reconnaître du quotidien, du réel et de la Vie. Le thème du rachat suppose - et ceci me paraît fondamental- que les frontières entre les deux mondes puissent être franchie dans les deux sens. Mais ce même rachat implique à son tour deux catégories d’actants :

  • le médiateur, qui va et vient entre les deux univers : le couple Don Quichotte/Sancho mais aussi des personnages mythiques liés à la culture carnavalesque tels que l’homme et la femme sauvages. Il est significatif, sur ce point, de noter que Clavileño est amené par quatre hommes sauvages : "entraron en el jardín cuatro salvajes vestidos todos de verde hiedra, que sobre sus hombros traían un gran caballo de madera...(II,41 1409b). Aldonza Lorenzo elle-même, représentation explicite de la femme sauvage, joue, de ce point de vue, un rôle central autour duquel s’ordonne d’une certaine façon l’ensemble de la Deuxième Partie, au carrefour de l’horizontalité (la paysanne de El Toboso) et de la verticalité (incarnation supposément enchantée de Dulcinea dans la vision que Don Quichotte en a dans l’épisode de la Cueva de Montesinos).
  • La victime émissaire qui se sacrifie-ou plutôt à qui on impose de se sacrifier - pour rédimer de l’enchantement, c’est-à-dire de la mort, aussi bien Altisidora que Dulcinea. Il est à remarquer ici encore que ce rôle est dévolu au seul représentant de la paysannerie, Sancho, lequel s’écrie de façon non moins significative à propos du sacrifice qui lui est demandé au bénéfice d’Altisidora :« Si es que para curar los males ajenos tengo yo de ser la vaca de la boda »(II 69, 1509b). Mais précisément la mise en scène de cet acte d’exorcisme est calquée sur la pratique inquisitoriale :« Salió en esto de través un ministro y, llegándose a Sancho, le echó una ropa de bocací negro encima, toda pintada con llamas de fuego, y quitándole la caperuza, le puso en la cabeza una coraza al modo de las que sacan los penitenciados por el Santo Oficio... »(II,69,1508a).

Comment, dans un tel contexte, doit-on interpréter le fait que cette même victime soit présentée comme un élu de Dieu :« Ten paciencia, dit Don Quichotte à son écuyer, hijo, y da gusto a estos señores y muchas gracias al cielo por haber puesto tal virtud en tu persona que con el martirio de ella desencantes los encantados y resucites los muertos » (Ibid, p.1529a) ? Sancho accède t-il à ce statut où le bien et le mal se confondent parce qu’il est d’abord et avant tout un « simple d’esprit » ? Sa fonction de bouc émissaire s’articulerait alors sur le stéréotype du simple/agudo qu’il investit et qui apparaît traditionnellement visité par l’esprit de Dieu.

Les personnages principaux eux-mêmes franchissent tour à tour et dans les deux sens ces frontières. Lorsque Sancho renonce à sa charge de Gouverneur il le fait en ces termes :« Abrid camino, Señores míos, y dejadme volver a mi antigua libertad : dejadme que vaya a buscar la vida pasada para que me resucite de esta muerte presente »(II 53, 1456b). Or le monde qu’il repousse a toutes les caractéristiques du monde artificiel des llivres de chevalerie, ce monde artificiel auquel renonce à son tour Don Quichotte sur son lit de mort : « En fin llegó el último de Don Quijote, después de recibidos todos los Sacramentos y después de haber abominado con muchas y eficaces razones de los libros de caballerías »(II 74, 1523a). C’est en mourant et au moment de mourir que le protagoniste accède à la vie. Vie et mort dans une saisie simultanée qui illustre parfaitement ce qu’écrit Bakhtine au sujet du grotesque : « La nature profonde est en effet d’exprimer la plénitude contradictoire et à double face de la vie qui comprend la négation et la destruction (mort de l’ancien) considérées comme une phase indispensable, inséparable de l’affirmation, de la naissance de quelque chose de neuf et de meilleur » (Rab, p.72). Sans doute, dans ce cas, peut-on observer que le dénouement coïncide avec le thème de l’Homo Novus « y recibe también a tu hijo Don Quijote que si viene vencido de los brazos ajenos viene vencedor de sí mismo ; que según él me ha dicho es el mayor vencimiento que desearse puede »(II 72, 1518a). Lue à travers le dénouement et à partir de celui-ci, l’histoire du héros correspond à un long parcours initiatique dans l’espace des ténèbres infernales, auxquelles est assimilée, nous l’avons vu, l’irréalité chevaleresque, double parcours puisque sur le premier s’articule l’errance dans le paysage manchègue gérée par l’expérience du quotidien. Ambiance et contradiction de nature carnavalesque une fois encore, qui, avec la mort de Don Quichotte inscrit l’émergence d’un monde nouveau.

Ambivalence et contradiction qui, dans le cadre du système que j’étudie ici, régissent ce que j’appellerai le carré des figures.

Don Quichotte ............................................Sancho

Dulcinea ....................................................... Aldonza Lorenzo

La critique a attiré jusqu’ici l’attention essentiellement sur ce qui distingue l’un de l’autre le chevalier et son écuyer tout en observant que, au fil des chapitres, ils évoluent l’un vers l’autre. Mais on ne saurait oublier ce qui les unit et, en premier lieu, le système oppositionnel (gros/maigre ; Carnaval/Carême) en dehors duquel ils perdent toute signification individuelle. C’est dans ce cadre premier que s’inscrit leur étrange nature d’êtres à la fois cuerdos et locos.. C’est d’abord à Don Quichotte qu’est attribuée cette ambiguïté. Les citations ne manquent pas :

  • « pareciéndole que era un cuerdo loco y un loco que tiraba a cuerdo[...] pero ya lo tenía por cuerdo, ya por loco » (II, 27, 1330b)
  • « Quien no oyera el pasado razonamiento de Don Quijote que no le tuviera por persona muy cuerda y mejor intencionada... » (II 43, 1417 a)
  • « dejando admirados a los circunstantes haciéndoles dudar si le podían tener por loco o por cuerdo » (II, 58, 1473 a)
  • « Aquí le tenían por discreto y allí se les deslizaba por mentecato » (II, 59, 1477a)
  • « dejando a don Juan y a don Jerónimo admirados de ver la mezcla que había hecho de su discreción y de su locura » (II, 59, 1477b)
    Á l’opposition cuerdo/loco qui cractérise don Quichotte se superpose celle qui régit le personnage de Sancho, tonto/discreto (ou simplicidad/agudeza) :
  • « no acababa de determinarse si le tendrían o pondría por tonto o por discreto » (II, 45, 1426b)
  • « pareciéndole que las razones de Sancho eran más de filoósofo que de mentecato » (II, 59, 1474b)
  • dijo Sancho tantos donaires y tantas malicias que quedaron de nuevo admirados a los duques así con su simplicidad como con su agudeza" (II, 70, 1512)
  • « tiene [Sancho] a veces unas simplicidades tan agudas que el pensar si es simple o agudo causa no pequeño contento ; tiene malicias que lo condenan por bellaco y descuidos que lo confirman por bobo [...] cuando pienso que se va a despeñar de tonto, sale con unas discreciones que le levantan al cielo » (II, 32, 1387a)

Le système qui se dégage peut être ainsi reconstruit :

Don Quichotte « maladies mentales » Sancho

cuerdo .............................loco
tonto........................................discreto
mentecato............................... filósofo
discreción.........................locura
buen ingenio....................mentecato
simple........................................ agudo
bobo...........................................discreciones

Apparaît ainsi un réseau de similitudes et de différences : deux caractéristiques communes, d’un côté le générique et vague ’mentecato’ (’falta de juicio’), de l’autre la ’discreción’, qualités et défauts partagés par les deux personnages. Par contre, apparemment, Sancho n’est que rarement qualifié de ’loco’. don Quichotte n’est ni ’tonto’ ni ’bobo’, qualificatifs réservés à l’écuyer.
Simple’, ’tonto’, comme ’loco’ d’ailleurs, renvoient au vide si on en croit Covarrubias :
« Simple : ...mentecato porque es como el niño o la tabla rasa do no hay ninguna pintura... ; loco [...] al loco solemos llamar vacío y sin seso... ; tonto : el simple y sin entendimiento ni razón [...] Púdose decir de tonto que [...] vale redondo y vacío a medio de una media naranja y el tonto tiene vacía la cabeza »

Tout en désigant des maladies mentales, les trois termes de ’loco’, ’tonto’, ’bobo’, renvoient à des contenus différents :
« Entre loco, tonto y bobo hay mucha diferencia por causarse estas enfermedades de diferentes principios y enfermedades. La una de la cólera adusta y la otra de la abundancia de flema »
Cette dernière remarque de Covarrubias tirée de l’article ’Loco’ nous apprend que ’tonto’ et ’bobo’ désignent bien des individus affectés d’une maladie mentale, ce qui a donc quelque chose à voir avec la ’locura’. On ne songe en effet à discriminer (« Entre loco, tonto y bobo hay mucha diferencia... ») que ce qui est à un premier niveau semblable ; ensuite parce qu’elle établit deux sortes de malades, les ’locos’ d’un côté, les ’tontos’ et ’bobos’ de l’autre et qu’elle présente ces maladies comme procédant d’humeurs contradictoires : tandis que la ’cólera’ est « un humor cálido, seco y amargo » ( D.Autoridades), définition que renforce chez Covarrubias, l’adjectif ’adusta’ (« Lo que es o está requemado y tostado a fuerza del calor del sol o del fuego »), la flema, au contraire est : « uno de los cuatro humores que se hallan en nuestro cuerpo cuya naturaleza es fría y húmeda ». C’est sur cette typologie que s’articulent les aspects physiques de nature carnavalesque du couple Don Quichotte/ Sancho mais c’est également d’elle que semblent dériver certains développements qui peuvent apparaître comme secondaires et, en particulier, le rôle qui est dévolu à Sancho : « El melancólico es triste, el sanguino alegre, el colérico airado y el flemático sufrido. » (D. Autoridades)

Entre eux deux , Don Quichotte et Sancho recouvrent la totalité du champ sémantique de la folie mais seul Sancho est qualifié de ’simple’, ce qui lui permet de jouer un rôle spécifique : « Lo cierto es que Dios ama mucho el corazón sencillo y humilde [...] y por el consiguiente la Sacratísima Reyna de los ángeles, la qual muchas veces se ha aparecido a gente rústica y simple... » (Cov., art. simple). Dans ce contexte sémantique, Sancho se donne à voir comme le guide initiatique qui conduira son maître jusqu’à la guérison.

Ce qui retient cependant en définitive l’attention c’est bien que, en dépit de la différence qui porte sur des points d’application (locura ou simpleza), les deux personnages constituent l’un et l’autre des espaces internes de contradiction (cuerdo/loco ; tonto/discreto), espaces de contradiction qui impliquent eux-mêmes ce que j’appellerai des contradictions secondes (loco-cólera....vs...tonto-flema). Ainsi le sème de la contradiction (+/-) se reproduit-il au travers de toutes les facettes de ce couple « monstrueux ». Qu’il s’agisse de caractéristiques physiques ou morales, de normes de comportement, de symboles ou encore de fonctions actantielles (maître/valet ; adjuvant/opposant ; victime/bourreau) nous n’avons affaire qu’à de simples vecteurs ou supports multiples qui permettent au concept de la contradiction de se reproduire et de s’imposer.

Lorsque, à partir de cette description des faits, on envient à essayer d’en comprendre le fonctionnement on constate que les deux personnages se répartissent des espaces qu’ils occupent alternativement : lorsque l’un est fou, l’autre philosophe ; lorsque le premier est sage, l’autre est, à sa façon, fou. Ce jeu de reversibilité transforme la contradiction initiale en ambivalence et ambiguïté.

Le cas de la paire Dulcinea/ Aldonza est sur ce point très clair puisque les deux représentations renvoient explicitement à un personnage unique qui se diffracte. Aldonza, paysanne rustre de El Toboso, est à Dulcinea ce qu’est Sancho à Don Quichotte. Or Dulcinea est au même titre qu’Amadis et plus encore qu’Amadis une médiatrice ; elle est plus qu’un modèle ; elle est ce qui permet à don Quichotte d’exister en tant que chevalier (« porque el caballero andante sin amores era árbol sin hojas y sinfruto, y cuerpo sin alma » I 1, 1039 b). Mais après que Sancho s’en est revenu de son ambassade à El Toboso, Aldonza, présentée comme la forme enchantée de Dulcinea, devient (ou redevient) à son tour la représentation et donc la médiatrice de Dulcinea. Ells jouent l’une et l’autre le même rôle mais dans deux aires culturelles différentes : la première en fonction des modèles discursifs de la littérature chevaleresque, la seconde suivant des stéréotypes de la vision carnavalesque qui fait de la femme sauvage un guide et et une médiatrice. Or ici encore nous nous trouvons en face d’un fonctionnement curieux : la réalité première, si on peut dire, est Aldonza « Oh, cómo se holgó nuestro buen caballero cuando hubo hecho este discurso y más cuando halló a quién dar nombre de su dama ! Y fue, a lo que se cree, que en un lugar cerca del suyo había una moza labradora de muy buen parecer [...] LLamábase Aldonza Lorenzo y a ésta le pareció bien darle el título de señora de sus pensamientos y buscándole nombre que no desdijese mucho del suyo[...] vino a llamarla Dulcinea del Toboso.. ; » (I 1, 1040a) Or, après l’ambassade de Sancho, Aldonza devient une réalité seconde ; elle semble avoir usurpé l’identité de Dulcinea (ellle est sa forme enchantée) tout comme celle-ci avait d’abord usurpé la sienne. Á un certain niveau, Dulcinea a déplacé de la réalité celle qui lui avait donné forme. En s’intégrant dans la fable de Sancho, Aldonza est devenue la fiction d’un être de fiction. On assiste ainsi à des déplacements croisés dans les espaces respectifs de la fiction et du réel homologues aux déplacements de D.Q. et S.P. dans les espaces de la folie et de la sagesse.

Ce jeu du réversible produit une sytématique de l’ambivalence et de l’ambiguïté particulièrement sensible dans la façon dont ces quatre personnages sont sexuellmement marqués. Á tout seigneur tout honneur ! En se coulant dans la peau du personnage de Carême (en espagnol : la Cuaresma) D.Q. se féminise. Dans le tableau de Brueghel, Le Carême et son cortège, ce personnage est déjà dépeint comme asexué, sans doute parce que, porteur du sème de l’abstinence et de la privation de toute jouissance il ne saurait, sous peine de se parjurer, présenter quelque marque que ce soit d’une potentialité sexuelle. Les tradition espagoles accentuent, ou, plus exactement, pervertissent ce trait en transformant - ce qui est idéologiquement significatif - ce non-sexe en sexe féminin. C’est ainsi que , comme le rapporte Caro Baroja (Baroja, 1965, P.I, ch. VIII), le Carême emprunte souvent en Espagne les traits d’une vieille femme « chupada y larga » que l’on scie en deux au milieu ou (quelquefois) à la fin du Carême. Replacé dans ce réseau sémiotique, Don Quichotte-Doña Cuaresma apparaît bien comme ce qu’il (ou ce qu’elle) est, à savoir le paradigme de l’abstinence. Mais le sème de la féminité ne cesse de l’accompagner : celui qui, sur son lit de mort recouvre sa véritable identité d’Alonso Quijano est affublé par le narrateur de surnoms tous déclinés au féminin : Quijana, Quesada, et, plus siginificatif encore, Quijana. Que Alonso Quijano se fasse ainsi interpellé sous le nom de Quijana ouvre un deuxième niveau de signification où le folklore s’articule sur le sous-entendu et s’y prolonge.. On se surprend à interpréter, dans un effet de retour, l’expression qui le pésente comme « un hidalgo de los de lanza en el astillero » par rapport à l’emploi attesté à l’époque de lanza comme synonime de pénis. Don Quichotte serait ainsi de ceux qui « ont laissé leur instrument au vestiaire » ! Qu’on accepte d’en voir la preuve dans l’épisode de Maritormes : alors qu’il s’imagine poursuivi jusque dans son lit par quelque princesse énamourée il se réfugie derrière des prétextes multiples pour se dérober I, 17, 1086)
Sancho participe de cette ambiguïté. Dans un intéressant article daté de 1983 [« Doña Sancha (Quijote, II, 60 » in Homenaje a J.M. Blecua], Maurice Molho a mis en relief les traits qui décrivent la féminité de Sancho (Le fait qu’il monte, a mujeriegas son caractère pusillanime,la description que fait de lui D.Q. comme « duro de corazón »et « blando de carnes », deux adjectifs corrélatifs traditionnellement attribués aux « beautés cruelles », le fait enfin qu’au cours d’une dispute avec son maître, il se projette lui-même sous les traits de « doña Sancha »). Mais précisément, après ce que je viens de dire des sous-entendus du texte , l’épisode rapporté au chapitre 60 de la Deuxième Partie appelle une lecture érotique qu’occulte mal le dialogue. Qu’on oublie celui-ci et de quoi s’agit-il ? Penché au-dessus de son valet profondément endormi, D.Q. entrepend de le déshabiller lorsque Sancho se réveille et le culbute. Et lorsqu’on revient sur les circonstances immédiates de cette gesticulation on constate que c’est le désir sexuel qui a tenu Don Quichotte éveillé. Lorqu’il s’écrie :« porque eres duro de corazón y, aunque villano, blando de carnes » y a-t-il dans ce qu’il dit une autre logique que celle dudésir et du fantasme ? Dans ce jeu de culbutes où ils sont alternativement l’un sous l’autre, tour à tour dominateur et dominé, homme et femme,, le dialogue fonctionne comme le masque d’une scène d’homosexualité : masque du narrateur qui s’autocensure, masque de Don Quichotte qui dissimule la véritable nature de son désir sous le prétexte qu’il lui faut travailler au désenchantement de Dulcinée.
Pour Aldonza, les choses sont encore plus claires. La description que fait Sancho Panza fait d’elle est trop connue pour qu’il soit nécessaire d’y revenir : sans doute est-elle dépeinte comme un homme déguisé en femme mais le texte redouble curieusement, à un autre niveau, le sème de la bisexualisation en lui attribuant pour la nommer deux prénoms qui sont resrpectivement celui de sa mère (Aldonza Nogales) et celui de son père (Lorenzo Corchuelo) 5II, 25, 1132b]. Il s’agit, comme pour Don Quichotte, d’un surnom, ce qui est doublement significatif (« llamada por otro nombre Aldonza Lorenzo »ibid), ce qui est doublement significatif.
Dulcinea, qui est le double inversé d’Aldonza, et parce qu’elle est son double inversé, ne saurait se soustraire à la loi : lorsqu’elle fait son apparition aux côtés de Merlin (II,35, 1396b-1397a), son rôle est tenu par un page du duc et le narrateur insiste sur son travesti :« levantándose en pie la argentada ninfa que junto al espíritu de Merlin venía, [...] con un desenfado varonil y con una voz muy adamada hablando derechamente con Sancho Panza, dijo... » Varonil---vs----adamada : fausse Angélique et véritable travesti, Dulcinea répète dans son jeu de scène le sème de la bisexualisation au même titre que les trois autres personnages de ce carré de figures.

J’observe donc que la sémantisation qu’opère sur les quatre figures le point de vue carnavalesque leur donne une signification particulière. Entre le monde de l’au-delà qui est celui de l’étrange et de la mort et celui de l’expérience qui est l’univers de la vie se dressent deux personnages singuliers qui ne relèvent pas tout à fait de la quotidienneté : Sancho et Aldonza ne peuvent en effet jouer pleinement leurs rôles respectifs que parce qu’ils sont à cheval sur chacun des deux versants. A partir de là, on comprend mieux que Aldonza en tant qu’incarnation de Dulcinea, soit une création de Sancho, et en quelque sorte, précisément parce qu’elle est sa créature, son double.

Ce jeu de relations croisées m’amène à penser qu’en faisant se fouetter Sancho, Don Quichotte se fustige lui-même et en cherchant à rédimer Dulcinée c’est lui-même qu’il rachète. Il exorcise en lui ce qui l’empêchait d’accéder à la vie ; Sancho ne s’écrie t-il pas lorsqu’ils reviennent à leur village :« Abre los ojos, deseada patria y mira que vuelve a tí Sancho Panza tu hijo, si no muy rico bien azotado. Abre los brazos y recibe también a tu hijo Don Quijote que si viene vencido de los brazos ajenos, viene vencedor de sí mismo ; que según él me ha dicho es el mayor vencimiento que dearse puede »(II 72 ; 1518a). Son aventure et sa trajectoire personnelles représentent ainsi le basculement d’une société dans une époque nouvelle.

La lecture que je propose repose sur le fonctionnement de ce carré de figures, qui est un carré de doubles : Don Quichotte-Sancho ; Don Quichotte-Dulcinea ; Dulcinea-Aldonza ; Sancho-Aldonza.Mais ce carré lui-même synthétise les axes fondamentaux du folklore comique populaire(reversibilité, ambivalence, contradiction) ainsi que les réponses que ce même folklore apporte aux inquiétudes de la vie collective en périodes de crise (articulations du passé et de l’avenir, exorcisme, recours à l’au-delà et mediation). Il apparaît comme un foyer essentiel de production de sens.

Ce carré de figures est un relai essentiel et central de la morphogénèse. Les doubles DQ/SP ou Du/Ald ne sont que les représentatiions permanentes d’un schéma structural qui ne cesse de produire du sens tout au long du texte. On retrouve ce schéma au niveau narratif où il s’occulte derrière les motifs autour desquels se construisent les différents épisodes (venta/castillo ; molinos de viento/gigantes ; ventero/alcaide ; bacía/yelmo ; sudor/sangre ; campesino/caballero ; troupeaux/armées de chevaliers etc...). Sa rémanence ou son évolution rendent compte de la maladie mentale du protagoniste et de sa guérison :« con lo cual acabó de confirmar Don Quijote (...) que el abadejo eran truchas ; el pan candeal, y las rameras damas »...(I2, 1042b) . « Tentóle luego la camisa y aunque ella era de harpillera, a él le pareció de finísimo y delgado cendal...(I 16 ; 1086a). Mais après qu’il eût été vaincu : »Apeáronse en un mesón que por tal le reconoció Don Quijote y no por castillo(...) que después que le vencieron con más juicio en todas las cosas discurría"...(II 71 ;1515a).

Ce même schéma organise le scénario que différents personnages font jouer au couple DQ/SP et auquel ils s’intègrent eux-mêmes (cf.infra), ou, à un niveau plus élémentaire, le récit qu’ils font de leur propre vie : « El ventero que, como está dicho, era un poco socarrón [...] así le dijo [...] que él asimismo en los años de su mocedad se había dado a aquel honroso ejercicio[...] y que, a lo último, se había venido a recoger a aquel su castillo donde vivía con su hacienda y con las ajenas »...(I 3 ; 1043b).

On le retrouve enfin dans pratiquement tous les passages épidictiques qui mêlent à des degrés divers l’injure et la louange, dans le droit fil de la logique carnavalesque comme nous l’a rappelé Bakhtine : « Louanges et injures sont les deux faces de la même médaille. Le vocabulaire de la place publique est un Janus à double visage. Les louanges, nous l’avons vu, sont ironiques et ambivalentes, à la limite de l’injure : les louanges sont grosses d’injures et il n’est guère possible de tracer une démarcation précise entre elles, de dire où commencent et où s’arrêtent les unes et les autres. de même pour les injures. Bien que dans la louange ordinaire louanges et injures soient séparées, dans le vocabulaire de la place publique elles semblent se rapporter à une sorte de corps unique mais bicorporel que l’on injurie en louant ou que l’on loue en injuriant. C’est la raison pour laquelle dans le langage familier (et notamment les obscénités), les injures ont si souvent un sens affectueux et laudateur » (Rab.p. 167). Les exemples dans le Quichotte ne manquent pas, qu’il s’agisse du portrait de Aldonza par Sancho ou encore de la description burlesque des deux fiancés paradigmes de la laiseur faite par le père du jeune homme au Gouverneur de l’île de Barataria :

  • " Bien la conozco-dijo Sancho- y sé que tira tan bien una barra como el más forzudo zagal de todo el pueblo.¡Viva el Dador, que es moza de chapa hecha y derecha y de pelo en pecho [...] ; oh, hideputa, qué rejo que tiene y qué voz ! Sé decir que se puso un día encima del campanario de la aldea a llamar unos zagales suyos que andaban en el barbecho de su padre, y aunque estaban de allí más de media legua, así la oyeron como si estuvieran al pie de la torre (I 25 ; 1132b),
  • « aunque, si va a decir la verdad, la doncella es como una perla oriental y mirada por el lado derecho parece una flor del campo ; por el izquierdo no tanto porque le falta aquel ojo que saltó de viruelas [...] Es tan limpia que por no ensuciar la cara trae las narices, como dicen arremangadas que no parece sino que van huyendo de la boca ; y con todo esto parece bien por extremo porque tiene la boca grande y a no faltarle diez o doce diente y muelas pudiera pasar y echar raya entre las más bien formadas... »etc. (II 7, 1432-1433).

Suite et fin de cette étude dans l’article suivant : «  Don Quichotte transcrit l’évolution historique de la pratique carnavalesque » (art.13)

Posté le 30 novembre 2006 par Edmond Cros
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