Je définirai l’idéologème comme un micro système sémiotico-idéologique sous-jacent à une unité fonctionnelle et significative du discours. Ce système
s’organise autour de dominantes sémantiques et d’un ensemble de valeurs
qui fluctuent au gré des circonstances historiques.
Redéfinir la notion d’idéologème
1-La définition qu’en donne J. Kristeva
Dans « Problèmes de la structuration du texte », J. Kristeva (colloque de Cluny, 1968) envisage la notion d’idéologème dans le cadre d’une réflexion qu’elle développe sur les problèmes de la structuration du texte. Après avoir distingué le discours, objet d’échange entre un destinateur et un destinataire et le texte envisagé comme un processus de production de sens, elle s’intéresse à ce dernier en tant qu’appareil trans-linguistique :
« Le texte, écrit-elle, est donc une productivité ce qui veut dire : 1. son rapport à la langue dans laquelle il se situe est redistributif […] 2. il est une permutation de textes, une intertextualité : dans l’espace d’un texte plusieurs énoncés pris à d’autres textes se croisent et se neutralisent. »
Arrêtons-nous, avec elle, sur cette « interaction textuelle qui se produit à l’intérieur d’un seul texte » et qui fait advenir ce même texte comme idéologème. Jehan de Saintré d’Antoine de la Salle, qu’elle choisit pour illustrer son propos, est considéré par elle comme le résultat d’une transformation de plusieurs codes : la scolastique, la poésie courtoise, la littérature orale (publicitaire) de la ville, le carnaval. En entrant dans la nouvelle structure, ces différents énoncés changent de signification :
« Dans l’appareil du texte romanesque, avec sa non-disjonction, avec son caractère transformationnel, l’énoncé scolastique, le masque, le cri publicitaire, etc. s’interpénètrent et produisent un ensemble ambivalent. Cet ensemble nouveau s’oppose aux ensembles de départs. Il a une fonction qui le rattache à d’autres manifestations discursives de l’époque, et cette fonction fait que l’ère qui s’annonce, celle de la Renaissance, a une unité discursive plus ou moins définie, qui la distingue de l’époque précédente » (p. 312).
En étudiant le texte comme une intertextualité on le pense donc dans « (le texte de) la société et l’histoire. L’idéologème d’un texte est le foyer dans lequel la rationalité connaissante saisit la transformation des énoncés (auxquels le texte est irréductible) en un tout (le texte) de même que les insertions de cette totalité dans le texte historique et social » (p. 313).
Sur cette base théorique J. Kristeva oppose deux idéologèmes :
1. le symbole qui caractérise la société européenne jusqu’aux environs du XVè siècle,
2. le signe « repérable dans la société et le roman qui culmine avec l’économie bourgeoise ».
Les deux idéologèmes impliquent l’irréductibilité des termes (des symbolisants aux universaux dans le cas du symbole ; du référent au signifiant et du signifiant au signifié, dans le cas du signe) mais ils se différencient l’un de l’autre en ceci que :
1. « ...le signe renvoie à des entités moins vastes, plus concrétisées que le symbole–ce sont des universaux réifiés, devenus objets au sens fort du mot ; relationnée dans une structure de signe, l’entité en question (le phénomène ou le personnage) est, du coup, transcendentalisée, élevée au rang d’une unité théologique » ;
2. tandis que dans la logique du symbole deux unités oppositionnelles (le mal et le bien par exemple) sont exclusives l’une de l’autre, dans une pratique sémiotique relevant du signe, toute contradiction est résolue par une connexion du type de la non-disjonction, c’est-à-dire de l’ambivalence. Les termes oppositionnels sont toujours exclusifs, mais ils sont pris dans un engrenage d’écarts multiples et toujours possibles (les surprises dans les structures narratives) qui donne l’illusion d’une structure ouverte, impossible à terminer, à fin arbitraire.
Se référant, sur ce point, à C. A. Peirce, J. Kristeva parle de l’infinitisation du discours qui, relativement libéré de sa dépendance de « l’universel » (du concept, de l’idée en soi) devient une possibilité de mutation, une constante transformation qui, quoique soumise à un signifié, est capable de multiples générations, donc d’une projection vers ce qui n’est pas mais qui sera, ou plutôt, pourra être. Et ce futur, le signe l’assume non plus comme occasionné par une cause extrinsèque, mais comme une transformation possible de la combinatoire de sa propre structure (p. 315). En opposant l’un à l’autre ces deux idéologèmes, J. Kristeva semble appeler de ses vœux la définition d’une typologie des cultures en fonction du « type de relation qu’elles entretiennent avec le signe » (I. Lotman). Si le signe en effet est l’idéologème fondamental de la pensée moderne, un nouvel idéologème serait, à ses yeux, « en train de se constituer à partir du XXè siècle avec les nouvelles structures textuelles (Mallarmé, Lautréamont) et qui continuent à se chercher aujourd’hui ».
On peut donc synthétiser de la façon suivante les propositions de J. Kristeva :
1. Foyer sémiotique où viennent se déconstruire des énoncés antérieurs pour faire advenir un nouveau sens, l’idéologème est le produit de ce processus de production.
2. En tant que produit de ce même processus, il donne au texte ses coordonnées historiques et sociales.
Les remarques de J. Kristeva sont extrêmement suggestives, mais on peut regretter qu’elles ne servent qu’à l’interprétation de la rupture qui sépare le Moyen- Age de la Modernité. Il me paraît en conséquence indispensable de tenter de prolonger et de préciser cette notion, en se demandant, en outre, si celle-ci est applicable au fonctionnement idéologique qui est à l’œuvre dans le pré-textuel et le discours social.
Ce nouvel examen s’impose d’autant plus que cette notion a été vulgarisée sous une autre forme que recueille, entre autres, le Glossaire pratique de la critique contemporaine de Marc Angenot :
“On appellera idéologème toute maxime, sous-jacente à un énoncé, dont le sujet circonscrit un champ de pertinence particulier (que ce soit ’ la valeur morale ’, ’ le Juif ’, ’ la mission de la France ’ ou ’ l’instinct maternel ’). Ces sujets sont déterminés et définis par l’ensemble des maximes où le système idéologique leur permet de figurer.”
Ces idéologèmes constitueraient un système idéologique dans la mesure où ils fonctionnent à l’instar des lieux (« topoi ») aristotéliciens, comme des principes régulateurs sous-jacents aux discours sociaux auxquels ils donnent autorité et cohérence. Ce système idéologique incorporerait les lieux de l’ancienne rhétorique qui ne sont que les plus généraux des « idéologèmes », ceux dont la pertinence historique est la plus durable en même temps que le spectre d’application en est le plus large.
Ce qui sépare une telle conception de celle de J. Kristeva est clair : outre qu’il est essentiellement perçu dans le champ du pré-textuel, l’idéologème, dans ce dernier cas, n’est pas le produit, pour cette même raison d’ailleurs, du travail de structuration intertextuelle. Il relève d’un déjà là transhistorique sans que ne soit posé le problème des facteurs historiques susceptibles d’éclairer le contexte de son émergence. D’autre part, rien ne nous est dit de la façon dont il fonctionne en tant que principe régulateur sous-jacent aux discours sociaux.
Remarquons, avant toute chose, que la distinction entre la matière pré-textuelle et le texte n’est pas pertinente si on admet (comme le fait J. Kristeva, dans le même article et en d’autres endroits, en reprenant sur ce point, M. Bakhtine) que la notion d’intertextualité implique que l’on considère comme textes l’histoire et la société au même titre que toute autre pratique sémiotique – « l’acception d’un texte comme un idéologème détermine la démarche même d’une sémiologie qui, en étudiant le texte comme une intertextualité le pense ainsi dans (le texte de) la société et l’histoire » (Ibid., p. 313).
Cette observation me permet d’envisager un champ de recherche ouvert sur les processus de transformation qui sont à l’œuvre dans toute l’étendue du discours social, me rapprochant ainsi de ce que j’ai présenté plus haut comme la vulgarisation d’un concept originellement plus complexe, tout en posant comme principe que l’idéologème inscrit et redistribue, dans le mécanisme de sa propre structuration, des coordonnées historiques et sociales.
2- Pour une nouvelle définition
Je définirai l’idéologème comme un microsystème sémiotique-idéologique sous-jacent à une unité fonctionnelle et significative du discours. Cette dernière s’impose, à un moment donné, dans le discours social, où elle présente une récurrence supérieure à la récurrence moyenne des autres signes. Le microsystème ainsi mis en place s’organise autour de dominantes sémantiques et d’un ensemble de valeurs qui fluctuent au gré des circonstances historiques. Prenons le cas d’une lexie comme Patrimoine, dont la récurrence au cours des deux dernières décennies du XXè siècle est particulièrement frappante : sur les sèmes premiers qu’elle articule (propriété individuelle, transmission, figure du Père) se projette un système de valeurs (stabilité, pérennité, ancrage dans la circonstance identitaire). Lorsque, sous l’effet de certaines circonstances historiques, se substitue ou s’ajoute à la définition originelle qui implique exclusivement une propriété privée, l’extension de l’emploi du terme à une propriété collective, la combinatoire structurale de ce qui, à l’origine, n’est qu’une lexie s’en trouve rectifiée et cette même rectification fait advenir un idéologème qui va désormais s’insérer sous des modes spécifiques dans le discours social. Alors que la lexie sur le socle de laquelle s’est construit l’idéologème relève essentiellement du discours juridique, l’idéologème gagne successivement le discours religieux (les biens-fonds d’une église, le patrimoine de Saint Pierre), le discours humaniste (le patrimoine de l’humanité), le discours scientifique (le patrimoine biologique), le discours administratif (la sauvegarde du patrimoine), le discours écologique (le patrimoine paysager), le discours politique (le patrimoine des candidats à l’élection présidentielle). J’examine dans la deuxième partie de cette étude les facteurs historiques qui interviennent dans ces nouvelles structurations, en s’articulant sur un, sur plusieurs, ou sur tous les sèmes originels. Dans le cas du discours politique, c’est le terme juridique d’acquêts qui convoque un de ses opposites, en l’occurrence les biens dont on serait propriétaire « de longue date », extension qui correspond à un abus de langage, mais il est clair que le terme est utilisé ici en lieu et place d’autres termes qui seraient plus appropriés : fortune, richesse (pour certains candidats), simple aisance, ou économies (pour d’autres). En masquant ces différences, l’idéologème patrimoine joue pleinement son rôle idéologique. La réactivation d’un de ces sèmes ne peut cependant intervenir que dans la mesure où la problématique du discours identitaire sature en quelque sorte le discours social (voir infra).
L’efficacité discursive et idéologique de l’idéologème ne procède pas tant du degré de sa récurrence que de l’aptitude qu’il présente à s’infiltrer et à s’imposer dans les différentes pratiques sémiotiques d’un même moment historique. En lui se croisent et s’interpénètrent les différents codes qui constituent une formation discursive, ceci au point de se présenter sous l’apparence d’un commutateur ou d’un échangeur discursif qui, en assurant cette fonction d’aiguillage, entraîne une totale labilité des champs notionnels. Car rien n’est plus irréductible à une notion que l’idéologème tel que je le conçois. Parler de notions, à propos de lexies comme patrimoine ou postmodernité est une facilité de langage productrice à son tour de confusion. En fait, dans l’idéologème, s’occulte, sous l’apparence d’un concept, un fonctionnement qui, dans la pratique, brouille les repères du champ notionnel.
On a souvent considéré les phénomènes idéologiques comme des espaces discursifs de non-disjonction sans tenir compte des modes qui sont producteurs de ces ambivalences. C’est fondamentalement à cette fonction commutative lui permettant d’ouvrir sur des réseaux multiples que l’idéologème doit son efficacité.
On peut, à partir de ce constat, se demander si je suis en train de définir l’idéologème dans l’absolu, ou bien si, tout au contraire, ce que je suis en train de dire s’applique à ce que serait son fonctionnement dans nos sociétés contemporaines. La question mérite d’être posée : Marc Guillaume, dans un article publié dans Libération du 28 mars 1995, estime, en se fondant sur le développement des techniques actuelles, que nous allons vers un monde commutatif. « Nous commutons de plus en plus et souvent sans même en prendre conscience », écrit-il. Le XXIè siècle sera, à ses yeux, le siècle de la commutation et, à partir de cette notion, il propose des hypothèses sur l’avenir de nos sociétés. Dans un monde surinformé où se tissent d’innombrables réseaux invisibles la lisibilité de la société sera réduite : “Il sera difficile d’habiter cette société mosaïque, cette tour de Babel électronique, en développement perpétuel, dépourvue de centralité et de représentation simple. Plus de noyaux durs dans les croyances, les idées régulatrices, les idéologies politiques.”
De l’ensemble de la réflexion de Marc Guillaume, je retiendrai deux constats :
1. la multiplication frappante des réseaux d’information qui aboutit à une progressive désinformation ;
2. l’implantation corrélative d’une fonction d’aiguillage qui permet de passer plus ou moins imperceptiblement d’un réseau à l’autre. Pour Marc Guillaume, cette fonction semble assurer une déconnection qui isole le réseau sélectionné afin d’avoir accès à une authentique information, car nous avons besoin « de décommunication ou du moins d’information et de communications sélectives ». On ne peut s’empêcher cependant de penser que cette fonction se retourne en son contraire en facilitant les phénomènes d’osmose discursive dont sont friands les systèmes idéologiques. Dans cette perspective, le fonctionnement de l’idéologème, et non l’idéologème en soi, se donne à voir comme vecteur d’un état de société. Ce même fonctionnement s’opposerait à la fonction de non-disjonction que J. Kristeva reconnaissait dans le signe.
Examinons, à partir de ces quelques remarques, deux lexies susceptibles d’être considérées comme idéologèmes, à savoir celles de Patrimoine et de Postmodernité.
3- Un exemple : l’usage actuel du terme de « patrimoine »
Je me propose de sélectionner quelques dictionnaires pour effectuer un survol rapide des définitions qu’ils donnent du mot patrimoine. Commençons par l’âge classique.
Covarrubias (Espagne, 1613) n’en relève qu’une seule acception :
« Ce que le fils hérite du père », acception reprise par le fameux Trésor des deux langues espagnole et française de César Oudin (France, 1675). Un peu plus de cent ans plus tard (1737), le Dictionnaire des Autorités (Espagne) ajoute un seul emploi par extension : « les biens personnels, acquis à n’importe quel titre », extension qui n’est pas attestée dans celui de François Sobrino (1734), lequel, tout en observant, pour le sens premier, que l’expression désigne également les biens hérités de la mère, relève une lexie « le patrimoine de Saint Pierre » à propos de laquelle il se contente de dire que cette expression désigne une « province de l’état de l’église ». Ouvrons maintenant le Littré, composé entre 1860 et 1880 : il donne quatre acceptions :
1. biens d’héritage qui descend, suivant les lois des pères et mères à leurs enfants ;
2. par extension, se dit des trônes, des charges, des prérogatives qui se transmettent héréditairement comme un patrimoine ;
3. Fig. Ce qui est considéré comme une propriété patrimoniale. Chaque découverte dans les sciences est le patrimoine de toutes les nations.
4. Se disait des biens-fonds de chaque église. Le Patrimoine de Saint-Pierre... Je constate que, du début du XVIIè siècle à la fin du XIXè, le champ sémantique du mot n’a subi aucune altération sensible, dans la mesure où ce qui est acquis par un individu a vocation à s’intégrer dans le patrimoine qui sera transmis par les parents à leurs enfants.
L’édition de 1987 du Larousse en cinq volumes, par contre, transcrit une nette amplification des emplois : celui-ci ajoute en effet aux acceptions attestées par tous jusqu’ici (items 1 et 2), les suivantes : 3- Héritage commun d’un groupe ; 4- Ensemble des biens, droits et obligations dont une personne peut être titulaire ou tenue. 5- éléments aliénables et transmissibles qui sont la propriété, à un moment donné, d’une personne, d’une famille, d’une entreprise ou d’une collectivité publique. (C’est moi qui souligne dans tous les cas).
La définition du bénéficiaire du patrimoine s’est étendue à des cercles qui ne sont plus celui de la famille ; certaines lexies historiques ont disparu : ce sont celles qui s’appliquaient à l’église (les biens-fonds). Tandis que Littré privilégie l’application du terme aux classes qui détiennent le pouvoir (« trônes, charges, prérogatives ». Pour Littré, seules certaines classes ont un patrimoine ; les autres, lorsqu’elles en ont, se contentent d’un héritage), Larousse prend acte d’un emploi indifférencié, désacralisé, en quelque sorte. Stable pendant près de trois siècles, le champ notionnel du terme a évolué de façon significative et se présente, en cette fin du XXè siècle, sous la forme d’un idéologème complexe qui demande à être examiné.
Revenons cependant à la simplicité de la définition originelle (« Ce que le fils hérite du père »). Le mot, en effet, fait sens en dehors du contexte diachronique. Il décrit déjà en soi la superposition sur un bien matériel d’un bien symbolique et c’est ceci d’ailleurs qui le distingue de celui d’héritage. C’est cette dimension symbolique qui lui donne sens dans la mesure où elle fait intervenir le nom du père : le patrimoine c’est le bien que le père lègue à son fils ; c’est la perpétuation du nom du père à travers et par les biens qui sont légués au fils. Le patrimoine est constitué par ce que l’on appelle « les biens de famille » pour les distinguer juridiquement des « acquêts ». Il est, dans ce qu’on lègue, ce qu’on a déjà reçu ; on lègue un héritage mais on transmet un patrimoine. Le patrimoine est, avec le nom du père – qui en est le premier et le plus précieux élément – ce qui en assure la continuité, il est la survie d’une famille. De cette fonction il tire l’auréole sacrée qui le caractérise : les « biens de famille », ainsi définis, impliquent un type particulier de droit de propriété. L’article 544 du code napoléonien qui stipule que « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue » ne saurait, dans notre code de valeurs du moins, s’appliquer au patrimoine. Honte à celui qui en dispose à son gré et le dépense, arrêtant de la sorte la chaîne de la transmission. On ne dépense pas un patrimoine ; on le gaspille ou, pire encore, on le dissipe, verbes chargés de sens ; dissiper c’est, en effet, réduire à néant, en une fumée destinée elle-même à s’évanouir dans l’espace, un bien lourd de mémoire ; celui qui dissipe un patrimoine est bien l’anti-démiurge, qui, avec la perte du patrimoine, anéantit le nom du Père. Appliquée à un bien, quel qu’il soit, la charge symbolique du terme transforme, au niveau des structures mentales, un droit de propriété en un simple droit d’usufruit. Je dois assumer, nous l’avons d’ailleurs vu dans le rappel de certaines acceptions, les charges d’un patrimoine, l’entretenir quoiqu’il m’en coûte, pour le transmettre, intact, à ma descendance, à mon fils, pour qu’à son tour il le transmette à son propre fils.
Ce survol rapide et schématique du champ notionnel couvert par le terme de patrimoine fait apparaître combien cette valeur est profondément ancrée au cœur du discours identitaire. Au-delà de la pérennité qu’il donne à voir comme valeur authentique, il inscrit et projette le fantasme d’un moi familial qui, à travers les vicissitudes de l’histoire, aurait vocation à être éternel. Le respect qui entoure la nécessité de la transmission du patrimoine témoigne sans doute, à sa façon, de l’angoisse que le sujet peut ressentir devant la perspective de la mort, mais il témoigne, également, de la crainte que suscite tout processus d’indifférenciation, car mon patrimoine est ce qui, matériellement, concrètement, signale et affiche ma spécificité, balise l’espace d’un moi transhistorique et stable. La convergence des sèmes premiers qu’il contient (propriété, transmission, figure du Père) n’en n’épuise donc pas la signification. On peut lire, en arrière-fond du discours juridique, la projection d’un système de valeurs (stabilité, pérennité, ancrage dans la circonstance identitaire). Comme tout idéologème, il se présente à nous sous la forme d’un microsystème discursif complexe au sein duquel fluctuent, de façon dynamique, des dominantes sémantiques au gré des circonstances historiques qui en rectifient les contours, en accusent les latences ou en atténuent les dominantes originelles, et, en fin de compte, en gèrent la promotion ainsi que les modes d’insertion dans le discours social d’une époque. C’est dans cette perspective et sous cette forme que je souhaite en examiner le fonctionnement dans l’ensemble discursif de cette fin de siècle.
On comprendra, après ce que je viens de dire, que je puisse hésiter à parler de patrimoine symbolique puisque l’expression ne serait qu’une redondance. Sans la charge symbolique dont il est auréolé, le patrimoine se réduit en effet, à un héritage. Cela est évident si on prend le terme de symbolique dans son acception la plus répandue : un « bien de famille » transmis de génération à génération représente une valeur aussi bien sociale qu’affective qui n’a littéralement pas de prix. Si ce bien est vendu à quelqu’un qui est étranger à la famille, cette valeur est à jamais dissipée dans et avec la transaction ; il s’agit d’une valeur qui n’est pas « monnayable » ; elle n’existe que par un acte de dénomination qui fait d’un bien ordinaire soumis aux lois du marché un lieu de mémoire où le sujet vient ressourcer la conscience qu’il a de son identité. Le narrateur de Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez décrit l’épidémie de l’insomnie qui s’est abattue sur Macondo, entraînant chez ses habitants la perte de la mémoire et donc du langage. Pour faire face aux conséquences prévisibles de cette épidémie et dès qu’ils l’identifient comme telle, les habitants du village accolent à chaque objet de la vie quotidienne une étiquette où ils ont inscrit le nom de ce même objet. Imaginons un instant qu’une telle épidémie, ou une épidémie semblable qui affecterait la mémoire, s’abatte sur notre société ; ce serait la fin de la notion de patrimoine ; il n’y aurait plus que des biens soumis exclusivement aux lois du marché. Le patrimoine existe donc lorsqu’une valeur immatérielle, qui, elle-même, s’articule sur un système spécifique de représentations, s’ajoute à une valeur marchande. Le patrimoine que nous qualifions de symbolique correspond à cette valeur immatérielle et devrait être plus exactement défini comme un bien patrimonial dépouillé de toute valeur marchande.
Tout patrimoine ne peut donc être que symbolique. Cela est plus évident encore si on se réfère aux thèses de J. Lacan dont on ne peut faire ici l’économie. Pour Lacan, en effet, c’est le nom du père qui, dans le même temps où il fonde l’inconscient, ouvre l’accès au langage. Le langage est en conséquence, au sens plein du terme, le premier patrimoine de tout sujet individuel ou collectif. Le patrimoine n’existe comme patrimoine que parce qu’il est dit patrimoine.
Nous en venons ainsi aux sens que les dictionnaires présentent comme dérivés par extension de l’acception première en fonction desquels un terme qui, à l’origine, désigne un bien propre par excellence, s’applique à des biens collectifs. Que l’on puisse parler du patrimoine de tel homme politique, par opposition au terme d’acquêts, du patrimoine d’une ville, d’une nation ou, encore du patrimoine de l’humanité, témoigne de l’adaptabilité des latences sémiotiques de l’idéologème qui peuvent être réactivées au gré des différentes sémiotiques au sein desquelles elles se trouvent convoquées (nécessité de distinguer les biens actuels d’un homme politique par rapport à ce qu’il aura pu acquérir au cours de son mandat ; vision humaniste qui privilégie la solidarité internationale, etc.). Je remarque au passage que, entre l’acception première qui désigne essentiellement une propriété individuelle et son extension à une collectivité, il n’existe pas de véritable antinomie mais un simple transfert de l’incidence de la propriété et de l’identité. Un tel transfert accentue l’efficacité discursive et idéologique du terme, car il implique que cette collectivité soit donnée à voir comme une grande famille essencifiée et dominée par un être extratemporel qui se cache sous la figure du Père, occultant ainsi les différenciations et les tensions sociales pour projeter l’image d’un espace essentiellement consensuel.
Je m’en tiendrai à cette part de patrimoine collectif qui est dépouillée de toute valeur marchande et qu’on a l’habitude de qualifier de patrimoine symbolique, notion qui recoupe celle de culture. [Cf « Cultura y mundialización »] La fonction objective que joue la culture dans une société se déploie manifestement dans toute l’étendue du champ notionnel de l’idéologème qui nous intéresse. Les deux termes (Patrimoine / Culture) ne disent cependant pas la même chose, même s’ils s’appliquent à un même objet. Je considérerai celui de patrimoine comme l’interprétant de la notion de culture, en ceci que :
1. il en objectivise la fonction idéologique par l’auréole sanctificatrice que lui confère le Nom du Père ;
2. il donne de cette dernière une vision dynamique, en mettant en relief le rôle joué par la successivité des générations dans le processus de transmission ;
3. il donne à penser que ce bien transmis de génération à génération constitue une propriété qui nous serait parvenue intacte à travers les siècles.
Les deux derniers points méritent un rapide commentaire. Afin de montrer comment ces deux idéologèmes (culture et patrimoine) fonctionnent l’un par rapport à l’autre, j’aurai recours à la notion de sujet culturel. En effet, contrairement à l’image qui nous en est officiellement proposée et à la fonction objective qui lui est généralement attribuée, la culture est un espace dont les contours subissent des rectifications périodiques et elle se fonde sur un héritage beaucoup moins authentique qu’on ne le prétend. Chaque génération adapte et s’approprie à sa manière l’héritage culturel et cette adaptation transcrit les incessantes re-figurations qui affectent les contours du sujet culturel. Le processus de transmission du patrimoine culturel effectue sur le bien symbolique un travail de déconstruction qui prend toute sa signification lorsque ce même processus est re-inséré dans le contexte historique.
On considérera, en conséquence, que l’idéologème “Patrimoine” dont l’utilisation, comme nous l’avons vu, dote le bien transmis des valeurs évidentes de pérennité, de stabilité, d’inaltérabilité, relève d’un discours qui vise à occulter, ou qui occulte objectivement, les incessantes modifications qui affectent l’imaginaire social. Toute convaincante qu’elle soit cette explication suffit-elle pour expliquer l’extraordinaire vogue dont bénéficie ce terme de patrimoine depuis au moins deux décennies ?
Il faudrait, pour tenter de répondre à la question, situer cet idéologème dans le cadre d’une formation discursive qui se présente, à son tour, comme marquée par la postmodernité, ou par ce qui serait la postmodernité. On se surprend à penser que les deux phénomènes, à savoir cet autre idéologème qu’est l’expression de postmodernité tout autant que la soudaine épidémie de patrimoines dont on nous accable, ont surgi d’un même lieu et dans un même instant. C’est pourquoi il ne me paraît pas envisageable d’examiner l’un sans prendre en compte l’autre.
4- Un autre exemple : le terme de “postmodernité”
S’il existe une idéologie postmoderne, nous devons considérer que celle-ci modélise aussi bien les effets de réception que les processus de production. Il n’y a pas de lecture innocente, en ce sens que toute lecture, ou toute analyse, est opérée à partir d’un point situé dans le temps et dans l’espace. Il n’y a pas davantage d’immanence du sens, de signe immuable et stable s’offrant à un décryptage qui serait, dans l’absolu, le seul acceptable. Le texte littéraire fait sens, ou plutôt il est fait sens par cette instance idéologique que je qualifie de sujet culturel. Dans le texte poétique, nous lisons ce que nous sommes ou ce vers quoi nous tendons en tant que sujet collectif, les fantasmes qui nous assiègent ou le devenir que nous pressentons. Les lectures que l’on fait des textes sont toujours datées et indexées dans le champ socioculturel. Le texte poétique est ainsi le miroir où s’est investi et où se reconnaît un même sujet transindividuel. Celui-ci se ressource à sa propre image, mais il se ressource aussi à des images qui peuvent être considérées, d’un certain point de vue, comme des leurres de lui-même. Je veux dire, par là, que la lecture que je fais hic et nunc d’un texte passé se fixe autour, non pas de ce qui fut mais de ce que je suis en tant que sujet culturel. Celui-ci réorganise, à sa façon, les structures et les sémiotiques textuelles. La sémiotique de la réception déconstruit à sa manière la sémiotique de la production. Autrement dit, la postmodernité ne se donne pas forcément à voir dans la production culturelle actuelle. C’est moi-même, en tant que lecteur ou analyste, qui l’y projette et je ne peux l’y projeter que parce que j’appartiens à un sujet culturel qui relève de la postmodernité.
Comme je le disais, chaque génération adapte et s’approprie l’héritage culturel et cette adaptation transcrit les incessantes rectifications qui affectent les contours du sujet culturel. Joyce qui, lui-même, fait une lecture moderniste de Flaubert, est, aux yeux de Colin Mac Cabe, à la fois féministe et porte parole d’une pluriethnicité, tandis que Fredric Jameson en fait un auteur anti-impérialiste. L’un et l’autre nous donnent donc des lectures qu’on peut qualifier de postmodernes. Il en est de même des mythes : la chorégraphie créée par Pina Bausch d’Orphée et Eurydice pour l’Opéra de Gluck est expressionniste. Pour J.-M. Villégier, la Médée de Thomas Corneille est bien différente à la fois de celle d’Euripide et de celle de son frère Pierre, et, a fortiori, de celle qu’il a lui-même mise en scène. Accepter la notion de postmodernité implique donc que les contours d’un sujet culturel qui auraient été modélisés par la modernité aient subi, sous l’effet de conditions socioculturelles déterminées, des rectifications progressives suffisamment marquées pour faire accéder ce même sujet à une identité nouvelle.
L’expression qui s’est imposée l’indique d’ailleurs : elle n’a de sens que par rapport à ce qui précède ; elle décrit une période vécue comme une attente, comme une époque de transition, non stabilisée, qui ne peut être définie que par rapport à celle qui la précède. Le préfixe post suggère à la fois un bilan, un héritage et une fracture, autrement dit un champ notionnel structuré autour de la continuité et de la rupture, ce qui n’était pas le cas de la modernité qui transcrivait – ou du moins semblait transcrire – une rupture radicale avec le passé. Car, moderne n’est pas synonyme de nouveau ; le nouveau a vocation à devenir ancien et suggère un mouvement cyclique ; le moderne est essentiellement connoté comme rupture, il ne peut être remplacé que par un autre moderne, surgi lui-même d’une fracture par rapport au précédent moderne, ou par du postmoderne ou encore par du néo. Ces impasses de la sémantique ont un aspect fascinant : la notion de néo en effet, qui s’est imposée lors des deux ou trois dernières décennies, décrit un espace où viennent s’abolir deux utopies contradictoires dont nous aurons à reparler, l’utopie du progrès et l’utopie de la tradition, l’utopie du futur et l’utopie du passé, conjonction significative où s’inscrit à nouveau cette sémiotique de l’attente, de la perplexité et, en quelque sorte, du vide, mais également conjonction de deux simulacres, simulacre de la modernité et simulacre de l’ancien, par le truchement de laquelle la sémantique dénonce l’inauthentique et le brouillage qui affecte nos points de référence culturels.
Remettons en perspective modernité-modernisme / postmodernité-postmodernisme, pour remarquer d’abord que les deux premiers termes de ces deux binômes ont une acception beaucoup plus large que les seconds. Les expressions de modernisme et de postmodernisme correspondent à des constructions intellectuelles qui ont été instituées ou découpées dans des champs historiques plus ou moins larges dont on suggère qu’ils sont structurés par un ensemble de facteurs convergents et concomitants. Modernisme et postmodernisme se donnent ainsi à voir comme des effets de la modernité ou de la postmodernité. Ces deux dernières notions sont censées décrire des périodes historiques, découpées de façon objective. Modernisme et postmodernisme transcrivent des prises de conscience, renvoient à un vécu et à un imaginaire, c’est-à-dire à la façon dont les facteurs objectifs de la modernité ou de la postmodernité ont été intériorisés ou encore compensés par des constructions poétiques qui visent à les abolir. La coexistence dans l’imaginaire social, d’une part, des effets directs produits par des facteurs historiques et, d’autre part, des phénomènes de compensation que ces mêmes facteurs génèrent brouille notre perception, dans la mesure où ces phénomènes sont d’autant plus forts que les contraintes socio-historiques sont ressenties et vécues plus profondément. La confusion que nous entretenons entre facteurs historiques objectifs, effets directs et effets réactionnels de ces mêmes facteurs explique sans doute que les appréciations qui ont été portées par la critique spécialisée sur les caractéristiques du modernisme aient été et continuent à être si contradictoires, comme le relève J. L. Marfany.
C’est ainsi qu’à la fin de notre XXè siècle l’homogénéisation de la vie sociale, qui est elle-même un produit des processus de production et de commercialisation standardisés, et qui produit chez le sujet le sentiment qu’il a perdu son identité aussi bien sur les lieux de travail que dans ses espaces de loisir, génère, de façon réactionnelle et compensatoire, l’exaltation de la subjectivité et les formes perverties que cette même exaltation entraîne (exacerbation de l’individualisme, incommunicabilité, isolement, rejet de toute solidarité collective, etc.). C’est ainsi encore que l’ultralibéralisme, l’internationalisation croissante et de plus en plus insolente des intérêts capitalistes, l’avènement de zones économiques à l’échelle de continents entiers, l’interdépendance économique des nations suscitent la nostalgie du terroir, la fragmentation régionale, le repli sur l’espace fondateur de l’origine, un relevé de plus en plus attentif et scrupuleux de tout ce qui peut appartenir au patrimoine, matériel ou symbolique, la multiplication des pratiques commémoratives où est appelée à se ressourcer la collectivité primitive...
Á l’opposé, pour citer des exemples d’effets directs, notons que la société de consommation instituée par la logique des nécessités de la production et l’emploi de nouveaux matériaux ont profondément modifié notre rapport à l’objet et installé en nous la conscience de l’éphémère, tout comme le développement des media ont imposé la figure du simulacre. Le terme de modernité peut être entendu – on le sait – comme décrivant les temps modernes mais il se trouve réactivé, sous d’autres formes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Entendue ainsi, la modernité se fonde sur une révolution technologique et scientifique et une nouvelle phase d’expansion du capitalisme qui correspond au développement de l’impérialisme classique fondé sur l’exploitation, par les nations productrices de biens industriels, des pays fournisseurs de matières premières. Tel est le facteur essentiel qui explique l’émergence du modernisme hispano-américain : une intégration totale et définitive du sous-continent dans le commerce international en tant que fournisseur de matières premières mais une absence non moins totale de tout véritable marché national. Dès lors, la rationalisation et la modernisation dont bénéficie le secteur primaire, l’investissement des bénéfices, non dans le secteur de la production industrielle, mais dans l’importation des biens de consommation, facteurs historiques qui entraînent le développement du secteur tertiaire, de l’immigration européenne ainsi que, de façon corrélative, l’émergence et la consolidation des classes moyennes, l’expansion et l’organisation des grandes concentrations urbaines, sont à l’origine des profondes modifications qui affectent les pratiques et les productions culturelles.
Cette émergence historique de la science suscite le mythe du progrès et de la rationalité, mis en forme par la philosophie positiviste avant de l’être par certaines avant-gardes des premières décennies du XXè siècle, du futurisme de Marinetti au creacionismo de Huidobro. On se souviendra ici des positions de Rimbaud (« Il faut être absolument moderne ») ou encore d’Apollinaire ( "Á la fin tu es las de ce monde ancien ! »). Impulsant les utopies sociales et les recherches esthétiques du Bauhaus ou du constructivisme russe, le nouveau mythe privilégie les figures du futur sous la forme de cités radieuses et le temps historique linéaire où se trouve projeté l’accomplissement final d’une société idéale ainsi que la fonctionnalité de l’objet, de l’architecture et de l’urbanisme. Utopie et fonctionnalité balisent le champ notionnel de la modernité.
Parmi les phénomènes réactionnels, citons la philosophie de Bergson qui se déploie surtout dans le domaine de la temporalité. Cette philosophie alimente Á la recherche du temps perdu, ou encore les débats autour de la conception de l’art pour l’art ou de l’autonomie de l’art, chère à d’autres avant-gardes dont l’expressionnisme, conceptions qui dénoncent, à leur façon, le culte de la fonctionnalité ; elle suscite l’exaltation de l’intuition et de la spiritualité en tant que formes de la connaissance, exaltation qui vise à démystifier le culte de la raison. Au Mexique, El Ateneo de la Juventud d’abord, puis, dans la décennie des années 1920-1930, le groupe des Contemporáneos, sont pris dans la mouvance de ces effets compensatoires, tout comme d’ailleurs la famille de pensée qui s’est regroupée plus tard autour d’Octavio Paz. Or, il est clair que cette apologie de l’irrationalité, la prise en compte par Bergson de l’intériorité, ou encore l’exploration à laquelle se livre Proust du temps passé et de la mémoire, qui, les unes et les autres, correspondent à des prises de position réactionnelles contre des effets produits par les facteurs historiques de la modernité, participent de systèmes philosophiques ou poétiques à la fois complexes et radicalement novateurs. Tout en dénonçant, à un certain niveau, les dérives de valeurs qui accompagnent le processus qui les emporte, ces systèmes de pensée n’en restent donc pas moins marqués par les stigmates de la modernité. Ces contradictions internes signalent sans doute la dynamique de tout processus. Je souhaiterais cependant tenter d’expliquer comment et pourquoi ce type de tensions notionnelles est plus particulièrement constitutif du sème de modernité. Je constate d’ailleurs que, dans les deux dernières décennies du XIXè siècle, au moment où s’amorce la polémique qui, dans le domaine de la théologie et de l’exégèse, opposera les modernistes et les intégristes, le décadentisme est mis à la mode avec la parution en 1885 de Á rebours de Huysmans. Or la notion de décadence, qui – remarquons-le – hante la fin du XIXè siècle mais a disparu de notre horizon culturel, implique une mise en perspective de la temporalité et une dynamique.
Cette valeur nouvelle qu’est la modernité ne peut en effet surgir que dans le contexte d’une modernisation incomplète. On ne peut se sentir moderne que dans la mesure où ceux qui vous entourent ne le sont pas ; on ne peut aspirer à l’être que lorsqu’on se sent en retard par rapport à ceux qui vous entourent. Autrement dit, quel que soit le cas de figure envisagé, le concept de modernité ne peut pas exister sans une prise de conscience et une prise en compte préalables de ces dys-synchronies. [Cf « Pour une sémiotique de la discordance »] Le modernisme, considéré dans cette perspective, transcrit, par et dans des constructions poétiques et des systèmes sémiotiques, le processus extrêmement complexe au cours duquel l’intériorisation par le sujet culturel de ces écarts et de leurs conséquences agit sur l’imaginaire social et en remodèle les représentations. L’homme moderne est celui qui est, qui se croit ou qui est perçu comme différent non seulement de ses contemporains mais encore de tous ceux qui l’ont précédé dans l’histoire. Dans un monde où nous serions tous modernes, il n’y aurait plus de modernité. L’extrapolation de cette remarque permet de définir la période de la modernité par l’incomplétude de la modernisation, autrement dit par la « synchronie du non-synchronique », pour reprendre les termes d’Ernst Bloch, c’est-à-dire par la coexistence de réalités qui émergent de différents moments de l’histoire. Le Procès de Kafka réaliserait cette structure, si, du moins, on s’en tient à la lecture qu’en fait Fredric Jameson : »Joseph K. est un jeune banquier qui vit pour son travail, un célibataire qui passe ses soirées oisives dans une taverne et dont les dimanches sont pitoyables, quand ils ne sont pas rendus plus pitoyables encore par les invitations que lui font ses collègues de travail à participer à des réunions sociales professionnelles intolérables. Au milieu de cet ennui d’une modernité organisée, surgit soudain quelque chose quelque peu différent et c’est précisément cette vieille bureaucratie archaïque qui accompagne la structure politique de l’empire. Nous avons ainsi une coïncidence très frappante : une économie moderne ou du moins en train de se moderniser et une structure politique à l’ancienne mode."
Le sentiment de la modernité correspondrait à l’intériorisation par le sujet culturel des effets produits par ces écarts de développement, facteurs de collision plus ou moins graves. Qu’on se souvienne de ce que recouvre la notion de modernisme dans l’histoire de la pensée française, à savoir un ensemble de doctrines qui visent à renouveler l’exégèse, la théologie et la doctrine sociale de l’église catholique pour les mettre en accord non seulement avec ce que l’on croit être les nécessités de l’époque, mais encore et surtout avec l’état des connaissances scientifiques. Dans une France qui reste, dans son écrasante majorité, rurale et où le mythe de la science n’opère que pour une petite minorité d’intellectuels, les intégristes s’opposent à la lecture symbolique que ce courant de pensée, ironiquement qualifié par eux de moderniste, fait du message christique. Cet effort d’adaptation fait par les uns pour faire coïncider un temps présent avec des mentalités ancrées dans le passé, tout autant que l’impossibilité dans laquelle se trouvent les autres d’accepter cette mise à jour, transcrivent avec la plus grande netteté l’écart qui sépare dans le domaine du symbolique deux temps de l’histoire différents.
Si l’homogénéisation qui a affecté la société française a effacé les traces de cette fracture, comment ne pas voir que ce débat s’est déplacé dans le temps et dans l’espace en faisant éclater la cohésion de sociétés qui restaient jusqu’ici à l’écart des retombées directes du processus d’homogénéisation économique et culturel ? Á la lumière de ces deux exemples successifs d’intégrisme que nous donne l’histoire, il est clair que le processus d’homogénéisation qui, à partir des pays dits, significativement d’ailleurs, avancés, s’étend à l’heure actuelle aux pays du tiers monde, constitue le facteur essentiel de ce que nous désignons du nom de postmodernité. Cette période se donne, par là, à voir comme étroitement articulée sur la précédente dont elle réalise et accentue les tendances, des tendances exacerbées en quelque sorte par le développement logique des facteurs historiques fondateurs de la modernité. On comprend alors que cette même exacerbation puisse provoquer des effets réactionnels et compensatoires d’une extrême vigueur. Mais il apparaît aussi que cet idéologème – la postmodernité – n’est pas extensible, pour l’instant, à l’ensemble des sociétés. Les structures macro-économiques font apparaître des zones qui restent encore dans la modernité – définies comme je viens de le faire par la co-existence de dys-synchronies –, zones qui correspondent aux pays du tiers monde. L’accomplissement de la modernisation correspond donc bien à la fin de la modernité et l’entrée dans une ère nouvelle que nous appelons postmodernité parce que nous ne savons pas comment la qualifier.
Revenons alors sur la nature de ce seuil qui nous ferait passer d’une ère à une ère nouvelle : il coïncide avec l’avènement de la troisième révolution industrielle, au lendemain de la seconde guerre mondiale et avec la dernière phase de l’expansion du capitalisme international. Ce processus d’expansion résorbe progressivement les dernières zones du non-synchronique qui relèvent de la modernité en les intégrant dans un système économique, politique et culturel que le sujet culturel pressent comme totalement homogène à plus ou moins long terme. C’est la projection imaginaire de cet espace à venir que nous appelons postmodernité. Cette projection imaginaire et cette dimension visionnaire, construites, l’une et l’autre, sur l’extrapolation à laquelle s’abandonne le sujet culturel à partir de ce qu’il vit et intériorise dans sa quotidienneté, amputent l’imaginaire social de toute dimension utopique et, dans ce contexte, les révolutions ne peuvent être que des simulacres (mai 68, movida espagnole, libération sexuelle...). Cet idéologème (la postmodernité) me paraît, à la réflexion, fidèlement transcrire l’intériorisation par le sujet culturel d’une vision de l’avenir qui serait définie par le terme, le point d’aboutissement de cette marche progressive vers une homogénéisation socio-économique et socioculturelle totale. Cette dimension visionnaire est génératrice d’une angoisse collective dont les traces et les symptômes s’inscrivent dans les constructions, les sémiotiques et les structures poétiques et narratives. Cette angoisse est cependant déjà là, dans le vide sémantique de l’idéologème qui s’est imposé et qui transcrit l’impossibilité dans laquelle nous sommes de dénommer le Temps au seuil duquel nous nous tenons.
Extrait de : Edmond Cros. La Sociocritique. Paris : L’Harmattan, 2003. pp. 161-181.
Mardi 24 octobre 2006