Les frontières de la folie dans Las Nubes de Juan José Saer par Annie Bussière

Les frontières de la folie dans Las Nubes de Juan José Saer

Annie Bussière

Las nubes est le récit du voyage entrepris par le personnage narrateur, le Dr Real, pour conduire un groupe d’aliénés depuis la ville de Santa Fe jusqu’à celle de Buenos Aires où se trouve la Casa de la Salud fondée par Real et son maître Weiss,un psychiatre qui porte sur l’aliénation un regard radicalement nouveau en ce début de XIXè siècle qui n’a pas encore vu s’affirmer la théorie freudienne.
Il apparaît que la notion de frontière, entendue comme la ligne de partage entre deux territoires ou, plus généralement, entre deux objets différents est constamment mise en question par son effacement et sa transgression au cours de la constrution/déconstruction du roman.
En fait, le récit du voyage du Dr Real à travers ce qui n’est jamais nommé la pampa, mais la llanura , est médiatisé par une structure emboîtée ; il s’insère en effet dans un récit cadre qui relate la découverte du manuscrit et son envoi par Tomatis, depuis Buenos Aires, à son ami Pichón vivant à Paris.
Dans un premier temps on remarquera que les deux récits emboîtés présentent la même structure spatiale et temporelle binaire et contradictoire.
De fait, dans le récit cadre, Pichón et Tomatis dialoguent au téléphone d’un hémisphère à l’autre, l’un à Paris, l’autre à Buenos Aires, ce qui les amène à commenter chaque fois le contraste des saisons et le décalage horaire :

cuando uno está en pleno verano el otro ve golpear los puñados de lluvia helada contra la ventana, y como a causa de la diferencia horaria cuando en la ciudad es de mañana en París es de tarde, y cuando en la ciudad es de tarde, en París es ya de noche.(Saer : 1997, p.11 ; désormais je renvoie directement à la pagination de cette cette édition)

De plus, les deux amis se rendent visite fréquemment de part et d’autre de l’Atlantique, dessinant ainsi une figure de symétrie reprise en abyme dans le récit par le va et vient du narrateur entre Buenos Aires où se trouve la Casa de la Salud et Santa Fe 2, lieu de regroupement des malades, où le Dr Real les rejoindra avant d’entreprendre avec eux le voyage inverse jusqu’à la capitale.

Or, dés le départ, l’ordre est subverti et le désordre s’introduit dans les repères géographiques ; en effet, la caravane entreprend le voyage en se dirigeant vers le Nord alors que Buenos Aires se situe au Sud de Santa Fe. Cette désorientation initiale est emblématique, elle inaugure un voyage tout à fait surprenant qui, de la part du narrateur, donne lieu au commentaire suivant :

Si algo, de los muchos acontecimientos, vicisitudes, anomalías o como quiera llamárselos que constituyeron nuestro viaje, si algo, como decía, pudiese ser la cifra de lo que se avecinaba, tal vez bastaría con ese hecho absurdo que inauguró nuestro trayecto, a saber que, si bien nuestro destino era el sur, fue hacia el norte que se puso en marcha la caravana.(p. 159)

Le moins qu’on puisse dire est que les voyageurs ont perdu le Nord dès le départ et qu’ils s’engagent dans une entreprise déraisonnable. A leur décharge on pourra objecter que l’espace de la llanura est propice à ce type d’erreur : ”espacio uniforme idéntico a sí mismo”, sans trace, sans repère “ni postas ni caminos” ; pour qui le traverse tout n’est que répétition : l’horizon, frontière du visible, recule à mesure que les voyageurs avancent, contribuant à créer le sentiment d’indistinction.
De fait, la suite des événements confirme pleinement le caractère absurde de l’avancée à travers la plaine. C’est ainsi que l’accélération du rythme des saisons contredit leur succession naturelle : “los caprichos del clima […] hacían sucederse las estaciones inapropiadas con la rapidez con que se suceden los días y las horas “(p.220).Le départ de la caravane a lieu début août, en plein hiver austral, après qu’une pluie interminable, hors du commun,succédant de façon inattendue à un temps glacial et ensoleillé, se soit abattue sur la ville. Ce désordre climatique est à l’origine du débordement du fleuve et de l’inondation des terres alentour. La crue est qualifiée par le narrateur de “bárbara y desmesurada”, elle a des conséquences sans précédent et provoque un déplacement de la faune au delà des terres inondées ; il s’en suit donc un effacement généralisé des limites et des frontières non seulement dans la topographie mais aussi dans les modes de vie des animaux :

ese trastocamiento producía en los animales una suerte de desorientación, de inquietud y aún de pánico, que los hacía olvidarse de sus actitudes ancestrales y, sacados de ese molde inmemorial, les permitía vivir en esa tierra última esperando que el mundo retomase su curso normal (p.181).

Puis succède un autre épisode climatique tout aussi inattendu : c’est un été bref et torride durant lequel les voyageurs épuisés attendent vainement l’arrivée des nuages annonciateurs de la pluie qui survient enfin dans la démesure et l’excès. C’est alors seulement que l’ordre est rétabli avec l’achèvement du cycle des quatre saisons.3

Cette même morphogénèse observée au niveau du temps et de l’espace structure le système des personnages autour d’un certain nombre de paires oppositionnelles, de sorte que s’y trouve subvertie la frontière qui délimite les paradigmes contraires.
Sirirí et Josesito, par exemple, bien que tous deux indiens élevés dans la religon catholique, prennent des chemins contraires. Le premier, “macobí manso”, demeure enfermé dans le moule rigide de la religion, tandis que l’autre déclare la guerre aux chrétiens et aux blancs. Dans les deux cas, il s’agit de personnalités marquées au sceau de l’excès : aux dires du narrateur, Sirirí incarne jusqu’à la caricature les exigences les plus déraisonnables de l’Eglise catholique4, Josesito pour sa part conserve intacte la passion pour le violon que lui ont inculquée les religieux, si bien que lors de ses exactions sanguinaires contre les blancs il a coutume d’en jouer juché sur les monceaux de cadavres de ses victimes ; chacun actualise tour à tour les pôles contraires des paires oppositionnelles Civilisation vs Barbarie, Soumis vs Sauvage, Excès vs Raison, transgressant ainsi la frontière idéologique des catégories discursives.
La personnalité du guide Osuna est également structurée par la contradiction : “parecía estar compuesto de dos personas diferentes, según estuviese fresco o borracho”, ce qui explique son comportement versatil vis-à-vis de son frère ennemi Josesito : “lo respetaba de día [...] y lo aborrecía de noche.” (p.165). On remarquera que l’image primordiale qui s’est imprimée dans la mémoire du narrateur est celle d’un homme à double profil à la fois lumineux et obscur :

”Osuna galopando paralelo al sol naciente que [...] nimbaba de rojo el costado derecho del jinete y del caballo mientras el perfil izquierdo permanecía todavía borroneado en la sombra”(p.64).

Le narrateur note à plusieurs reprises son caractère hors du commun et sa susceptibilité démesurée.
Quant aux cinq malades mentaux conduits par Real, ils incarnent au plus haut point la contradiction, dans la mesure où, atteints de ce que l’on nomme aujourd’hui des troubles bi-polaires de la personnalité, ils passent alternativement de l’euphorie, degré extrême de l’agitation, à la mélancolie, stade ultime de l’abattement. Prudencio Parra et Troncoso sont deux cas exemplaires de psychose maniaco-dépressive. Pour ce dernier, le narrateur, en psychiatre avisé, pose le diagnostic sans hésitation : “energía vital indefinible, casi excesiva, exceso de vitalidad” ce sont là d’après lui : “los síntomas inequívocos de la manía”(p.141) ; cet épisode maniaque n’a d’autre issue que l’effondrement brusque et total du personnage qui se produit à la fin du voyage. Quant à Prudencio Parra, selon qu’il se trouve dans la phase maniaque ou dépressive, sous l’emprise d’un moi paranoïaque hypertrophié, tantôt il se prend pour un génie, tantôt il s’accuse de tous les maux ; par ailleurs, son corps présente la rigidité de la catalepsie tandis que paradoxalement son psychisme est en proie à un conflit extrêmement violent. Son écriture est un autre symptôme irréfutable de son humeur contradictoire : soit gigantesque, elle déborde de la page, soit minuscule, elle se fait illisible. On retrouve encore ces débordements dans l’expression des sentiments empreinte d’exagération théâtrale : “ese dolor insondable y, a decir verdad, un poco teatral, como si sus expresiones lo exageraran para hacerlo más evidente” (p.89).
Le cas de sor Teresa, dont le nom fait clairement référence à la Sainte d’Avila, est un autre exemple de transgression de la frontière, dans la mesure où il conjugue deux notions incompatibles dans la doxa, soit encore l’échelle établie des valeurs morales : la nymphomanie et la mystique. Pourtant, à y regarder de près, toutes deux ont un sème en commun : celui de la démesure. Cette délirante présente des comportements paradoxaux qui excèdent le cadre de la raison, elle conjugue la fornication et l’extase mystique, la timidité et la dépravation, lorsqu’elle se livre à des activités fort peu catholiques avec le jardinier du couvent ou dans la chapelle avec le Christ en croix. L’assemblage singulier de la nymphomanie et du mysticisme se donnent à voir dans une scène digne du théâtre de la Salpêtrière, décrite par le Dr Real, avec sor Teresa dans le rôle de l’hystérique ; cette dernière mime simultanément dans une danse obscène et excessivement expressive l’extase mystique et le coït :

una expresión exagerada de éxtasis apareció en su cara, ya que entrecerró otra vez los ojos y, al mismo tiempo que echaba el bajo vientre hacia delante y hacia atrás, sacudía despacio y con arroba la cabeza mientras, a los costados del cuerpo, las manos hacían unos extraños movimientos lentos.(p.109)

Le paradoxe ne s’arrête d’ailleurs pas là. En effet, l’ordre parfait qui règne dans sa chambre est démenti par le désordre qui s’est emparé de son esprit et son identité oscille entre le genre féminin et masculin. On remarquera encore, toujours à propos de ce cas singulier, que se trouve actualisée l’opposition mensonge vs vérité dans la confrontation entre deux versions contraires du viol de soeur Thérèse par le jardinier : la première prétend avoir été violée par lui et lui soutient que c’est elle qui l’a séduit.
On observe encore dans la catégorie de l’espace et dans le système actanciel la récurrence des sèmes du simulacre, du théâtre et de l’excès, lesquels convergent dans la paire oppositionnelle délire vs raison. C’est ainsi que l’intertexte du Martín Fierro et le topique civilisation vs barbarie sont déconstruits dans une vision de la llanura comme théâtre où se déploie la grandiloquence des héros délirants.
Les deux aliénés Juan Verde et Verdecito, pour leur part, actualisent la contradiction excés vs économie ; la valeur de l’économie étant une variante des deux autres : la raison et la mesure. En effet, les deux frères présentent une perversion de l’usage de la parole : Verde répète à l’infini une même phrase :”Mañana, tarde, noche”(p.151),tandis que Verdecito produit avec la bouche une multitude de bruits inarticulés ; c’est donc le régime excès vs économie qui régit leur langage : soit le signifiant est réduit au minimum et les signifiés sont multiples, soit les signifiants sont multiples et le signifié inexistant. A cela s’ajoute l’indistinction induite par les sons inarticulés et la répétition .
Enfin, les deux fondateurs de la Maison de Santé, Weiss et Real, n’échappent pas à la diffraction excès vs raison qui affecte le système des personnages. Real,par exemple,apparaît comme l’ombre de son maître Weiss et tous deux présentent des symptômes comparables à ceux de leurs malades,à savoir qu’ils émettent des discours et commettent des actes insensés. Pourtant ce sont des hommes de science qui croient à la logique,au progrès, à la civilisation des lumières, mais Weiss pour sa part se laisse entraîner par ses passions adultères et son goût immodéré des femmes “que tantas veces le habían hecho perder la razón” (p.50) au point de concevoir le projet d’un duel contre un mari humilié “idea insensata que parece todavía menos real que una alucinación (p.54), un projet qu’il expose cependant de façon parfaitement logique à son collègue et ami le docteur Real, comme s’il s’agissait de “una evidencia racional”. Tout comme ses malades maniaco-dépressifs, Weiss est victime de brusques changements d’humeur qui le font passer sans transition de ”una determinacion tan intensa que inspiraba pavor” à “una pesadumbre sin fondo”. Le docteur Real, quant à lui, est saisi d’une sorte de délire en apprenant le projet de son maître : “ideas tan descabelladas como las suyas empezaron a acosarme.” (p.48)
Au terme de cette analyse structurale on voit se dessiner un certain nombre de conclusions concernant la problématisation de la frontière.Il apparaît que le texte de Las Nubes composé du récit cadre qui relate la découverte du manuscrit du Dr Real et du récit encadré de son voyage à travers la pampa est structuré selon une série d’oppositions qui organisent sa morphogénèse et se donnent à voir à tous les niveaux du texte : espace, temps, personnages, énonciation ; cette série peut être formulée de la façon suivante : indistinction vs distinction, excès vs mesure, illusion vs réalité, délire vs raison, étrangeté vs familiarité.
Voyons désormais comment s’articule, au niveau narratologique et autour de cette systématique, la problématique de la frontière.
En premier lieu, on observera que les notions indistinction, excès,illusion,délire, étrangeté supposent bien en effet le dépassement de la frontière, son absence ou sa transgression. D’autre part, il apparaît que dans la série d’oppositions qui constitue la systématique du texte, il y en a deux sur lesquelles je souhaite revenir car elles semblent constituer le noyau morphogénétique premier ; il s’agit de délire vs raison et étrangeté vs familiarité.
La définition du terme délire donnée par le texte : “salir del surco, de la huella” (p.200), oriente notre réflexion dans le sens d’un rapprochement entre le fleuve, paradigme de la nature sauvage telle qu’elle se présente à la fois dans la llanura et dans la folie ; en effet, on ne manquera pas d’observer le transfert de sens entre le fleuve sortant des limites de son lit et le “fou” en proie à des débordements qui l’écartent de la raison, le jettent dans l’excès, le maintiennent dans l’illusion aux dépens de la réalité.
Or, c’est bien la notion de frontière qui se trouve problématisée dans cette trangression des limites établies tant par la science des géographes que par celle des psychiatres à une époque donnée ; par rapport à cette norme, le délire des aliénés apparaît comme un excès de subjectivité conduisant à l’illusion, à la négation de la réalité au profit d’un monde chaotique,”las cosas exteriores” ; ce dernier échappe à toute catégorisation et bascule dans l’indistinction. En ce qui concerne plus particulièrement la psychose maniaco-dépressive affectant les patients du Dr Real, la transgression est double : en effet, dans les troubles bi -polaire de l’humeur, l’excès est porté à son comble car il concerne des états contraires tels que l’euphorie et l’abattement.
D’autre part, il est évident que la thématique du voyage, annoncée dans le récit cadre par les allées et venues de Tomatis et Pichón entre Buenos Aires et Paris, actualise une autre composante de la morphogénèse : la paire oppositionnelle étrangeté vs familiarité ; le voyageur, en effet, quitte toujours une terre familière pour un ailleurs étranger. On pourrait dire que la frontière est précisément l’interface entre l’étrange et le familier.
En ce sens l’expérience vécue par le narrateur dans la traversée de la llanura est tout à fait significative. Ce dernier connaît une sorte de révélation en contemplant son cheval en train de paître,au milieu du paysage désertique :

me encontré de golpe en un mundo diferente, más extraño que el habitual y en el que, no solamente lo exterior, sino también yo mismo éramos desconocidos. Todo había cambiado en un segundo y mi caballo […] me había sacado del centro del mundo y me había expelido, sin violencia a la periferia. El mundo y yo éramos otros y, en mi fuero interno, nunca volvimos a ser totalmente los mismos a partir de ese día […] me di cuenta de que, en ese mundo nuevo que estaba naciendo ante mis ojos, eran mis ojos lo superfluo, y que el paisaje extraño que se extendía alrededor(...) no les estaba destinado […] si este lugar extraño no le hace perder a un hombre la razón, o no es un hombre, o ya está loco, porque es la razón lo que engendra la locura.(pp. 184-185)

Je retiendrai de cet extrait quatre points essentiels :
1- devant l’indifférence du cheval à sa présence humaine,le narrateur éprouve un sentiment d’étrangeté ;
2- dans ce monde étranger qu’il a sous les yeux
il n’est plus au centre mais rejeté à la périphérie.
3- il s’agit d’une expérience fondatrice qui fait advenir un monde et un homme nouveau.
4- et, enfin, le lien est établi par le texte entre l’étrangeté et la folie d’une part, entre la folie et la raison d’autre part.
A l’issue de cette expérience singulière, en effet, le rapport au monde du narrateur est radicalement autre : il est évincé de sa position ethnocentrique, désormais étranger à l’objet de son regard, exclu, “desterrado de (mi) su mundo familiar”. Toutes ses certitudes s’en trouvent ébranlées y compris celles concernant la consistance de la matière et la permanence des formes ; la réalité se dissout sous ses yeux et semble retourner à l’indistinction des origines :

de nítidos […], sus contornos se volvían inestables y porosos, agitados por un hormigueo blancuzco que parecía poner en evidencia la fuerza […] que inducía a la materia a dispersarse […] igual que si los átomos […] hubieran perdido cohesión delatando el carácter contingente no únicamente de sus propiedades sino sobre todo de mis nociones sobre ellas y quizás de todo mi ser.(p. 74)

En même temps que son patronyme Real, c’est donc sa propre identité qui est mise en question.
Quelle est donc la nature de cette frontière qui sépare le narrateur d’un monde extérieur devenu soudain étranger à ses yeux ? De ce monde extérieur qualifié de las cosas exteriores, désignant l’espace de la llanura, il est donc exclu,pourquoi ? A quel titre ?
Lorsque Real fait part à son maître Weiss de ses interrogations, celui-ci donne des éléments de réponse fournis par son expérience de psychiatre ; en ce qui concerne le cheval perçu par Real comme un être inaccessible, il note que lui-même ressent le même problème avec ses patients aliénés ; en effet, leurs pensées sont aussi opaques que celles d’un animal privé de langage “o prescinden del lenguaje, o lo tergiversan, o utilizan uno del que ellos solos poseen la significación”(p.186). On en concluera que la frontière qui sépare irrémediablement Real du monde extérieur est celle du langage .
On se souvient, à ce propos, de Verde et Verdecito plongés dans l’indistinction puisque l’un ne dispose que d’un signifiant pour exprimer une multitude de signifiés, tandis que l’autre profère de multiples sons inarticulés dépourvus de signifiés ; sous l’angle de la théorie psychanalytique, les troubles du langage dont ils sont atteints témoignent de la forclusion du symbolique, à savoir d’un échec : celui de l’inscription de la Loi qui, par le processus du refoulement primaire, fonde l’inconscient et fait advenir le sujet. Le délire qui affecte les deux frères apparaît bien comme l’absence de la trace, du sillon, de la marque, en un mot l’absence de la frontière. Au même titre que le cheval, ils sont “infans” et par conséquent dépourvus de raison.
Mais qu’en est-il du sujet dit normal , raisonnable, qui porte le patronyme Real ? Et pourquoi selon Weiss, le délire et la raison sont-ils indissociables ?
Le sujet prétendument raisonnable n’échappe à la folie qu’au prix de l’assujettissement au signifiant ; or, il s’agit bien là d’une forme d’aliénation. Lorsqu’il advient au langage, la barre signifiant/signifié s’érige en frontière le séparant à jamais de l’objet premier de son désir, de l’étranger, de l’Autre qu’il affronte et qu’il porte en lui. De plus, il arrive que, dans certaines expériences limites, le refoulé fasse retour au mépris de la frontière ; il prend la forme de l’exilé inconnu et pourtant familier, un hors-là venu d’un territoire lointain, de cette llanura sans borne qui s’étend sous les yeux du Dr Real et provoque en lui un sentiment d’étrangeté tellement angoissant qu’il pense en perdre la raison ; au cours de ce voyage singulier la llanura se présente à lui comme cet ailleurs qu’il a jadis habité, où l’absence de langage génère l’indistinction et la folie. A ce propos, il est tout à fait significatif que le narrateur, partant de Buenos Aires, se dirige d’abord vers le Nord, en direction de la ville de son enfance, c’est-à-dire celle où il a vécu ses toutes premières années d’infans. Cette expérience limite du Dr Real justifie le propos de son maître Weiss, à savoir que la folie et la raison sont indissociables. On se souvient que Freud à formalisé cette perméabilité de la frontière dans le concept de Unheimlich, ou retour du refoulé : ”Ce unheimlich n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus de refoulement”. (Freud,1982,194)
C’est une autre leçon qu’il convient de tirer du commentaire suivant du Dr Weiss :

Entre los locos, los caballos y usted, es difícil saber cuales son los verdaderos locos. Falta el punto de vista adecuado. En lo relativo al mundo en el que se está , si es extraño o familiar, el mismo problema de punto de vista se presenta. (p. 186)

Si la frontière est perméable,elle est aussi mouvante et se déplace selon le point de vue, si bien qu’on ne peut affirmer qui du fou, du cheval ou du narrateur est le plus fou ? Cette déclaration quelque peu énigmatique,énoncée comme la sentence d’un philosophe grec où pointerait l’expérience de l’exil d’un argentin à Paris, suggère que le voyage permet au regard de se décentrer, d’adopter le point de vue de l’Autre. Á l’issue de ce voyage dans les déserts de la folie, que l’on est en droit de qualifier d’initiatique, le docteur Real accède à la connaissance, il sait désormais que la frontière entre le sage et le fou , la vérité et le mensonge, l’illusion et la réalité est mouvante, soumise au point de vue.Toutes ses certitudes se délitent : il découvre qu’il n’y a pas de vérité unique et que nous sommes tous, barbares ou civilisés, fous ou raisonnables, enfermés entre les murs de notre délire. On verra là une déconstruction du topique de la littérature argentine civilisation vs barbarie que j’ai signalée précédemment : la folie et la barbarie n’existent que par rapport à une supposée normalité, idéologiquement définie par les tenants de la raison. L’étranger vit dans un territoire séparé du mien par une frontière que j’ai moi -même tracée en fonction de mon appartenance à un sujet culturel occidental. Il ne fait aucun doute que les différentes versions des événements, concernant notamment le viol de Sor Teresa et l’usage généralisé du verbe modalisateur parecer témoignent de la relativité de la Vérité, car nous voyageons tous enfermés dans notre propre délire et construisons le monde à partir de notre point de vue singulier, à la mesure de notre désir refoulé et de notre non- conscient. D’ailleurs, le récit du Dr Real n’est-il pas une hallucination, un rêve, un cauchemar- malgré et en raison des protestations réitérées d’authenticité - comme semble le suggérer le récit d’un épisode de son enfance selon lequel l’enfant se réveille en proie à une angoisse extrême, persuadé que son rêve est la réalité et que la réalité n’est qu’un rêve ? Ces jeux de miroirs convoquent de toute évidence l’intertexte borgésien : on se souvient que dans Las ruinas circulares chaque homme rêve le monde, rêve son monde, et qu’il y a autant de mondes que d’êtres humains sur terre.
Cependant le délire se prolonge et se propage hors de la parenthèse du voyage : “nuestro delirio intacto podía recomenzar a forjar el mundo a su imagen […] ahora sí, con el invierno vuelto a su lugar, se podïa esperar la primavera. » Si bien qu’ on est en droit de se demander si le récit du Dr Real ne serait pas un épisode délirant à l’intérieur d’un délire propre à l’humanité toute entière.Car c’est bien l’humanité toute entière traversant la plaine universelle qui nous est donnée à voir dans une vision épique : “íbamos como adormecidos, hombres y mujeres, civiles y soldados, creyentes y agnósticos, cuerdos y locos, igualados por esa luz aplastante .“(p. 220)

En conclusion,le roman Las nubes de Juan José Saer explore la frontière, la côtoie, la transgresse, à la façon du borderline. En dernière instance, l’écriture y assume la fonction même de frontière car, paradoxalement, elle transgresse les formes et les codes, nous entraîne au bord de la folie tout en érigeant un rempart contre cette dernière (Premat : 2002,135), un barrage contre le Pacifique.

Bibliographie

FREUD, S., “L’inquiétante étrangeté” in Essais de psychanalyse appliquée ,Paris, idées/gallimard,1982.

PREMAT,J., “La narración de la somnolencia” in Imprévue, Rencontre avec/ Encuentro con Juan José Saer, Montpellier, Éditions du CERS, 2002.

SAER, J.J., Las nubes, Buenos Aires, Seix Barral, Biblioteca Breve,1997.

Posté le 25 novembre 2016 par Edmond Cros
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