Flammes de l’immigration et multiculturalisme dans les banlieues françaises : quel sujet culturel ?

Depuis l’interculturalisme de « conciliation » que constitua en France, dans les années 80, l’émergence d’un roman et d’un cinéma « beurs », affleurent aujourd’hui une « troisième » et « quatrième » génération de fils d’immigrés maghrébins qui affirment leur identité française dans le déni de l’intégration prônée par la politique officielle. Ils constituent une forme de « sujet culturel » nouveau et complexe devenu visible dans le combat pour la reconnaissance d’une spécificité culturelle. Ce combat s’exprime par la violence des phénomènes sociaux comme les révoltes des banlieues de novembre 2005, mais aussi parallèlement dans des textes culturels originaux comme le rap et certains textes polémiques ou certains romans, comme ceux de Mounsi.

Le couronnement actuel de ce mouvement est constitué par le film Indigènes de Rachid Bouchareb, primé au festival de Cannes 2006, dont l’un des acteurs Jamel Debbouze déclare : « Nous avons fait ce film pour montrer à nos petits frères que nos arrière-grands-pères, sont venus combattre pour la France, nos grands-pères sont venus la reconstruire, nos pères l’ont nettoyée, donc nous n’avons pas à nous “intégrer” car nous “sommes” français. » Ainsi se trouve exprimée de façon particulièrement significative par les sujets eux-mêmes, cette sédimentation historico-sociale qui les constitue dans leur spécificité, et dont on voudrait analyser ici quelques composantes.

Flammes de l’immigration el multiculturalisme dans les banlieues françaises : quel sujet culturel ?

Jeanne-Marie CLERC
Université Paul-Valéry, Montpellier3

« La notion de sujet culturel précise les modalités de fonctionnement d’un sujet idéologique, son émergence, son histoire, sa nature, son impact sur la morphogenèse des produits culturels », écrit Edmond Cros. Or, selon lui, le « Sujet idéologique » est un sujet « aliéné » par un « déjà-là idéologique » inscrit dans les pratiques sociales et institutionnelles, et d’abord dans le langage.
Ce qui s’est passé en France en novembre 2005, à travers la révolte des banlieues m’a paru particulièrement illustratif de cette théorie d’Edmond Cros et de son efficacité pour l’analyse non seulement des textes écrits, mais aussi des événements, conçus comme textes historiques.

En effet, c’est à partir d’un mot ressenti comme insultant par ceux auxquels il s’adressait, le mot racaille, reprenant une première expression adressée au même public des banlieues qu’il promettait, de façon tout aussi insultante, de laver au « karcher », que le ministre de l’intérieur a mis le feu aux banlieues françaises pendant 8 jours. C’est bien un « déjà-là » idéologique qui s’exprimait ainsi, s’inscrivant dans toute une tradition inaugurée par le terme de « sauvageons » employé par un autre ministre, de bord politique opposé, Jean-Pierre Chevènement, en 1999. Il y a là comme une sorte de génotype qui s’est historiquement construit, celui du « jeune de banlieue ».
En effet, du « sauvageons » à la « racaille », on peut noter une escalade lexicale correspondant à la même escalade socio-historico-politique. Car, si, il y a six ans, le ministre de l’intérieur d’alors parlait de « mettre hors d’état de nuire les »petits caïds« , les »sauvageons« et de démanteler »les bandes organisées qui tiennent certains quartiers« , il s’agissait d’une dénomination encore relativement atténuée par l’emploi de l’adjectif »petit« et du suffixe diminutif et légèrement paternel »sauvageons «  : ainsi étaient désignés des individus précis, les »petits caïds« , donc les chefs des bandes organisées, dans un espace encore limité à »certains quartiers« . Il n’est pas indifférent de remarquer que le gouvernement d’alors, face à ces déclarations, se montrait ouvertement divisé. Elizabeth Guigou, en particulier, ministre de la justice, opposait à son collègue une volonté de »traitement individualisé du mineur", évitant de confondre des cas isolés avec une globalité collective et indifférenciée, ce qui était déjà un premier pas vers le sujet idéologique.

L’étape sera franchie par Monsieur Sarkozy du fait de l’amalgame qu’il va opérer entre ce sujet devenu collectif, la délinquance et l’immigration.
Si l’on passe en revue tous les titres de presse parus en janvier-février 1999, au moment de l’« affaire » des « sauvageons », à aucun moment, on ne trouve les mots « immigré » ou « immigration ». Les seuls termes qui reviennent constamment sont : violence, délinquance des mineurs, voitures brûlées, phénomène des bandes, guerre des rues, banlieues : tolérance zéro, calvaire des profs, génération perdue, les éducateurs de la jeunesse perdue. Donc, un texte sémiotique bâti sur l’opposition violence et sacré, dans la mesure où sont évoquées la génération perdue, la jeunesse perdue, au sens où l’évangile parle de la brebis perdue. Sens sacré qui est renforcé par l’évocation du « calvaire » des professeurs et des éducateurs.

En 2005, on nous dit que le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy lit les synthèses quotidiennes de la Direction centrale de la sécurité publique et celles de la police judiciaire. Elles révèleraient, paraît-il, que 60 à 70% des délinquants en France, actuellement, sont « issus de l’immigration ». On voit donc comment se constitue le sujet idéologique par un entassement de strates successives qui accumulent les notions de jeunes réunis en bandes se livrant à la délinquance, intégrés dans un espace urbain, « certains quartiers », disait Chevènement, encore appelés banlieue, la plupart du temps, à son époque , et qui sont devenus aujourd’hui les quartiers : l’emploi du défini se substitue à tout autre caractérisation, selon une sorte de non-dit qui renvoie à l’exclusion absolue. Dans le discours qu’il tint alors, le chef de l’état, Jacques Chirac parla de territoires difficiles : la chaîne de TV FR 3, lors des informations du soir, alla filmer la réception de ces propos par des éducateurs de ces quartiers. Ils protestèrent violemment en entendant cette expression qui, en France, fait partie du lexème territoire d’outre-mer. En employant ce mot, Chirac achevait de renvoyer les habitants à un ailleurs, un outre-France, tout aussi étranger et lointain dans l’inconscient présidentiel que les Antilles ou la Nouvelle-Calédonie. On constate ici de façon particulièrement caractéristique comment la vérité vécue de ces individus « s’évanouit dans le préconstruit du langage », pour reprendre la formule d’Edmond Cros.

C’est le cas, plus encore, avec la référence à l’immigration, qui est devenue constante, mais pas seulement en France. Sur « Violence et immigration -amalgame dangereux », titre de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur, à la même époque, 1.130 000 pages en français étaient répertoriées par le moteur de recherche Google, concernant aussi l’Espagne, le Québec etc. Mais l’originalité des titres français, surtout ceux de la presse dite « de gauche », tenait au fait qu’ils substituaient souvent « intégration » à « immigration ». On entre alors dans une histoire franco-française qui n’est pas celle de l’immigration, mais celle de la colonisation. Et le texte sémiotique qui se dessine à travers des titres tels que : « La France est-elle raciste ? », « Les soubresauts de la politique d’intégration », « Restauration d’une loi datant de la guerre d’Algérie », est le texte civilisation/barbarie, qui résumait l’idéologie coloniale des « républicains » français. En effet, Jules Ferry, grand théoricien de la colonisation, écrivait en 1885 : « Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures, un droit qui est un devoir, celui de les civiliser ».

Là encore, il faut creuser jusqu’aux « sédimentations » qui se cachent sous les mots les plus évidents. Les statistiques montrent que, en France, en 1970, 15 % des professeurs venaient de l’immigration (polonaise, espagnole, italienne). En 2003, seulement 4 % du corps professoral, tout degré confondu vient encore de l’immigration. Or, depuis 1970, la majeure partie de ceux qui sont comptés comme immigrés sont des jeunes qu’on appelle encore de la « seconde » ou de la « troisième génération » , sous-entendu d’immigrés maghrébins. Comme si la qualité d’immigré, de leurs pères ou de leurs grands-pères, leur collaient définitivement à la peau, alors qu’ils sont français, puisque nés sur le sol français, et que c’est encore la loi du sol qui prime en France. Les derniers chiffres livrés par le ministère de l’Intérieur révélaient qu’il n’y eut que 120 « étrangers » parmi les 1800 jeunes interpellés dans le cadre des émeutes urbaines de Novembre 2005. Tous les autre étaient français.

Mais pas des Français comparables à ce que sont devenus les Polonais, les Espagnols ou les Italiens, finalement si bien « intégrés » au modèle français. La grande différence vient du fait qu’ils sont des enfants et des petits-enfants de « colonisés ». Et c’est ce souvenir qui affleure dans le non-conscient du mot « intégration » aujourd’hui. Ainsi se révèle une mentalité française encore imprégnée d’impérialisme et qui a tenté de s’afficher dans la loi, finalement abrogée sous la contrainte par Jacques Chirac, portant sur la « reconnaissance des bienfaits de la présence française dans les pays colonisés ».

Il est particulièrement significatif que le produit culturel propre à cette population des banlieues soit et reste encore le « rap », adopté très vite, en France, par solidarité avec les Afro-américains qui l’avaient inventé : « Comme eux, nous sommes des fils d’esclaves », pouvait-on lire de façon répétée au début de la mode rap en France dans certains magazines spécialisés dans cette musique. On voit bien là comment le sujet culturel ainsi constitué se déploie dans un espace d’énonciation « géré par un plurisystème », c’est-à-dire, ici, multiculturel. En témoigne ce texte rap d’un auteur devenu un grand romancier, Mounsi, arrivé de Kabylie à sept ans pour rejoindre au bidonville de Nanterre son père veuf, manœuvre aux usines Renault de Boulogne-Billancourt... Après la mort du père, il fut recueilli dans un orphelinat catholique d’où il fit plusieurs fugues jusqu’à échouer en maison de redressement, puis en prison. Là, il raconte comment il découvrit le poète Villon qui lui révéla sa vocation pour les mots. Ce qui le conduira d’abord à être chanteur de rap. L’une de ses chansons appelée « Seconde génération », se termine ainsi :

"Pour nous le chemin de Damas
C’est par toutes vos DDASS qu’il passe
Et même Aladin sans sa lampe
Aurait pu braquer une banque
Aux mille et une nuits du pognon
C’est la seconde génération
Celle des sphynx du bitume
Celle des sphynx du béton« Il y a bien là un »texte culturel« qui apparaît dans la »géologie de l’écriture« de cette chanson. On y repère un mélange inextricable de »traces« , issues de la déconstruction de discours pluriels, aboutissant à des fragments, ensuite manipulés dans une reconstruction qui fait sens grâce à la surprise sonore qu’ils génèrent. Les mots font choc et ce choc correspond à la représentation de la réalité propre à cette jeunesse de »seconde génération« . Discours biblique (le chemin de Damas), discours oriental renvoyant aux contes des Mille et une nuits (Aladin et sa lampe merveilleuse), discours mythologique (le sphynx) : autant de traces d’une culture dite »classique« , souvenirs d’un bon élève de l’école française. Elles viennent se briser sur des alliances insolites renvoyant toutes, non plus à l’imaginaire culturel, mais à la réalité vécue de l’univers de banlieues : la DDAS, le bitume, le béton. Réalité signifiée par les mots propres à la banlieue (braquer, pognon). Mais cette réalité-là aussi est une culture c’est-à-dire »un bien collectif" partagé par toute une génération : la seconde.

Aujourd’hui, ceux qui brûlent les voitures appartiennent à la troisième, celle des « rebeu », inversion argotique « verlan », du mot « beur » qui avait été forgé par et pour leurs parents, et qui était déjà une inversion approximative du mot « arabe ». Là encore, on voit l’importance des mots. Les beurs, il faut le rappeler, était la génération de ces enfants d’immigrés venus en France, dans les bidonvilles, du fait de la loi de regroupement familial instaurée en 1974 par le Président Giscard d’Estaing. Ce dernier, pour des raisons plus politiques qu’humanitaires, voulait remédier à la solitude de tous ces immigrés venus participer à la reconstruction de la France, parce que poussés par la misère croissante en Algérie, du fait de la colonisation. Les femmes venues directement de leurs villages se sont installées dans ces habitats misérables, ne connaissant pas le français, n’osant pas sortir, et les enfants sont nés dans ces amas de planches qui prenaient l’eau, au milieu de la boue et des rats. Plusieurs films, depuis Le gône du chaâba jusqu’à Vivre au paradis ont révélé cette réalité terrible que bien des Français ne soupçonnaient même pas. Cette seconde génération s’est intégrée plus ou moins grâce à l’école. Grâce aussi à l’amélioration du logement : c’est pour eux qu’on a construit les premières cités, appelées cités de transit, transit vers les cités définitives que seront les HLM, dans les banlieues des villes.
Au moment de l’explosion des radios libres, au début des années 80, s’est créée une radio « beur » et ont été publiés les premiers romans « beurs ». Cette dénomination eut beaucoup de succès dans les médias car elle reposait sur le jeu avec le mot « petit-beurre ». Elle fut employée pour la première fois par le quotidien Libération dans un article intitulé de façon significative : « Le petit beur et les youyous » : alliance insolite d’un petit gâteau très franco-français et du cri des femmes algériennes encore très proche dans les mémoires hantées par les souvenirs de la guerre d’Algérie.

Cette dénomination a été vulgarisée par la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » , en 1983, partie avec une quinzaine de « beurs » de Marseille, et compte tenu de tous les militants de tous bords et les simples citoyens, qui les ont rejoints, arriva à dix mille personnes devant l’Élysée le 3 décembre. François Mitterrand reçut une délégation, et les Socialistes adoptèrent la cause des « beurs » comme argument électoral. Quelques années plus tard, ces mêmes beurs s’étaient rendu compte que, mis à part quelques-uns qui avaient pu faire leur chemin dans la société grâce à la politique, rien n’avait véritablement changé dans leurs cités HLM. Ils y sont revenus dans la désillusion. C’est cette désillusion dont leurs enfants ont hérité. Et pour bien marquer leur différence avec des pères qu’ils considèrent comme s’étant faits gruger par la république, ils ont à leur tour, retourné le mot beur en « rebeu ».
Il faut savoir aussi que, dans ces banlieues, devenues « quartiers », 64 % de la population est au chômage alors que la moyenne nationale est de 17 %, 3 % seulement accèdent aux études supérieures, alors que la moyenne nationale est de 44 %. On constate le décalage entre cette réalité socio-économique faite de chômage, de déculturation, car ces jeunes sont rejetés très tôt de l’école, et d’isolement dans les ghettos des banlieues, et les « formations discursives » illustrées par les discours idéologiques dominants, toutes tendances politiques confondues. Significatifs apparaissaient les propos d’un ex-chanteur de rap qui déclarait à un journaliste :« Les ministres, au lieu de dormir à l’Assemblée, ils feraient mieux d’écouter les albums de rap. C’est la jeunesse de France qui s’exprime ». Donc pas question de lui parler d’intégration. « Et il cite un morceau de rap écrit en 1999 alors qu’il avait vingt ans : »Faut pas qu’y ait une bavure ou dans la ville ça va péter. La cité une bombe à retardement…« . Et Joey Starr, leur idole, chantait déjà en 1995 : »La guerre des mondes vous l’avez voulue, la voilà
Mais qu’est-ce, mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ?
Mais qu’est-ce qu’on attend pour ne plus suivre les règles du jeu ?…
Où sont nos repères ? Qui sont nos modèles ?
De toute une jeunesse vous avez brisé les ailes
Brisé les rêves, tari la sève de l’espérance.« Eux, ont conceptualisé leur situation socio-économique, ils l’ ont traduite en formations discursives. Mais ce ne sont pas eux qui brûlent les voitures mais leurs petits frères. »Ce sont les plus jeunes qui ont réagi, déclare Rim-K, autre chanteur de rap. Ça doit être le brouillard dans la tête des petits de quatorze ans. En 1998, c’est la coupe du monde. En 2002, Le Pen au second tour. En 2005, le couvre-feu« . Rim-k met ainsi l’accent sur les contradictions historiques qui se sont enchaînées : la coupe du monde gagnée par Zidane et la France bleu-blanc-beur qu’on exalte, c’ est-à-dire le triomphe de l’intégration accomplie. Quatre ans plus tard, on assiste au triomphe de Le Pen c’est-à-dire du racisme pur et dur, puis, en automne 2006 est proclamé le couvre-feu édicté par la même loi qui, le 17 octobre 1961 avait envoyé plusieurs centaines d’Algériens dans la Seine où ils se sont noyés : c’étaient leurs grands-pères. On voit bien là comment le sujet culturel, évoluant en fonction du tout historique, ne peut qu’être particulièrement instable. Et ce qu’il y a de spécifique aujourd’hui, c’est qu’il n’a pas les mots pour s’exprimer parce qu’il ne les a pas appris à l’école. Le rejet par l’école est raconté dans cet autre texte rap de Oxmo Puccino, de 1998 : »Et puis à l’école, demande à chaque mec des cités : « T’as quoi comme diplôme ? »
Il va te sortir : « J’ai un BEP, moi ! »(…) Il y en a combien de millionnaires en BEP ?
Tu vas voir la conseillère d’orientation, elle te sort :
« J’ai un bon plan pour vous : faites un BEP chaussures »
Les gens, ils m’ont attendu pour marcher ?
Alors elle va faire : « un BEP chaudronnerie ? »
Chaudronnier, tu crois que je vais faire quoi avec un chaudron ?« L’ intérêt de ce texte tient à sa forme fondée sur un processus de »désémantisation-resémantisation" qui prend au pied de la lettre des diplômes scolaires en montrant leur vacuité du point de vue de l’application pratique qu’ils supposent, c’est-à-dire le chômage.
Les grands frères au chômage s’expriment par le rap. Les petits frères qui n’ont pas de mots s’expriment par la violence : « Toutes ces choses ne sont jamais dites. Elles sortent en explosant », écrit Chem, vingt-trois ans, rappeur à Vénissieux.

Pourtant une autre forme de parole surgit maintenant avec Internet et les « blogs », ces sortes de journaux intimes créés par des individus pour dire leurs opinions, leurs états d’âme ou leurs coups de cœur. Au moment des événements dans les banlieues, il y en avait trois millions en France. Dès la mort des deux jeunes gens dans le transformateur électrique qui déclencha les émeutes, un blog s’était créé intitulé Bouns 93 du nom de Bouna, celui d’un des deux jeunes et du fameux n° 93 qui est celui du département de la Seine-Saint-Denis, cette banlieue particulièrement « sensible » . Le pluriel « Bouns » renvoyait à la pluralité de tous ceux qui se reconnaissaient dans cette triste histoire. Quatre jours après sa mise en ligne, le site comptait déjà mille sept cents commentaires. L’un d’entre eux disait : « Toutes les banlieues se ressemblent, alors je voudrais que toutes les banlieues se rassemblent ». Le résultat fut l’envoi de mille cinq cents pages de photos des cités de tous les départements français. Il y avait donc bien là l’expression d’un « nous »singulier qui s’exprimait sur un site à l’origine individuel, mais qui dépassait l’individu pour rejoindre un « sujet transindividuel », pour reprendre la démonstration d’ Edmond Cros. C’est une des spécificités nouvelles de ces médiations électroniques qui transforment la culture d’aujourd’hui.

On a voulu montrer avec cet exemple comment se manifeste un sujet culturel. En effet, la notion de « sujet » est particulièrement importante appliquée à ce qu’ une majorité de la population française acceptait alors, selon les sondages, d’appeler avec son ministre, de la « racaille ». Sujet instable, difficilement isolable, et peu autonome, car, comme le décrit Edmond Cros, « il se meut dans un espace complexe, hétérogène, conflictuel ». Mais, il constitue bien un« tout à dominante dynamique ». C’est avec lui et par lui que se construit l’histoire.

Edward Said voulait que, dans les universités, on enseigne « comment, en dépit des différences, tout cela (identités, peuples et cultures) s’est toujours superposé par la traversée des frontières, l’intégration, le souvenir, l’oubli délibéré et bien sûr le conflit…Nous sommes mêlés les uns aux autres », concluait-il. Il faut souhaiter que nous, Français, nous nous sentions mêlés à ces enfants de l’immigration, autrement que par la violence. On commençait en parlant de violence et de sacré. On terminera en citant Mounsi qui écrit :

« Les fils de l’immigration sont inscrits dans le bitume de la ville. Ils sont la sécrétion la plus intime de ses pierres, les enfants de la prophétie ».

C’est là que le texte culturel impose de déchiffrer des tracés enfouis qui prennent sens dans le contexte judéo-chrétien qui est le nôtre et qui, dans l’inconscient de Mounsi, correspond à ses souvenirs de l’orphelinat catholique. Le bitume était déjà, dans la Bible, le conglomérat issu de la Mer morte qui servit à bâtir la tour de Babel. Les « enfants du bitume » renvoient à ces nouvelles Babel que sont les tours de banlieue. Et s’ils sont « la sécrétion la plus intime des pierres », c’est parce que Saint Luc annonçait que « Dieu peut faire surgir des enfants à Abraham des pierres que voici ». « Car, je vous le dis, annonçait-il prophétiquement, si eux se taisent, ce sont les pierres qui crieront ».
Avant que les pierres ne crient, écoutons ces enfants. Les « pères subissaient en silence », c’est le « hurlement des enfants » comme l’écrit Mounsi, que nous devons entendre aujourd’hui.

Bibliographie des rédérences citées :

Edmond Cros, La Sociocritique, L’Harmattan, Paris, 2003

Mounsi, Territoires d’outre-ville, Stock, 1995

Edward W.Said, Culture et impérialisme, Fayard, 2000

Posté le 29 janvier 2007 par Jeanne-Marie Clerc
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